"Mon coeur retrouve l'amour comme si les souffrances du passé ne lui avaient rien appris." Chaque matin, Mountazar Abbas réveille les habitants du quartier de Kerrada à Bagdad avec une romance du célèbre chanteur irakien Yass Khodr.
A 22 ans, il est le dernier livreur de bonbonnes de gaz de la capitale irakienne à entonner la chansonnette sur son rickshaw, appelé "satouté" par les Irakiens, pour signaler sa présence à ses clients qui, le sourire aux lèvres, l'encouragent à poursuivre sa mélodie pendant qu'ils le paient.
C'est son père, lui-même chanteur-livreur, qui lui a mis le pied à l'étrier. Et depuis 2007, Mountazar sillonne les rues et ruelles de ce quartier commerçant du centre de Bagdad.
"Quand les gens reconnaissent ma voix, ils ouvrent la porte de leur maison et m'interpellent. D'autres me joignent par téléphone mais me demandent quand même de chanter pour joindre l'utile à l'agréable", raconte-t-il, vêtu d'un justaucorps orange et coiffé d'une casquette pour se protéger du soleil.
Ahmad Ali, un épicier de 30 ans, trouve le concept "très sympa". "Cela nous manquera à l'avenir. Il y en avait plusieurs avant mais c'est fini", regrette-t-il.
"Aujourd'hui, ils (les autres livreurs, NDLR) utilisent de la musique enregistrée mais franchement c'est ennuyeux. Mountazar au moins a une jolie voix et c'est pour cela que je m'approvisionne chez lui", explique ce trentenaire barbu avec un large sourire.
"Comité d'examen des voix"
Le choix de mélopées par les livreurs fait parfois l'objet de raillerie. Sur un clip, un internaute, Mukhtar Taleb, entonne "J'ai perdu la personne la plus chère à mon coeur, j'ai perdu l'amour", avant d'ajouter: "qu'ont-ils donc à vouloir nous interpréter des airs tristes quand ils nous livrent du gaz?".
Ils étaient nombreux auparavant à chanter, se souvient Kamal, 55 ans, qui habite le quartier de Bagdad al-Jadida. "Je leur disais qu'ils avaient une belle voix et j'en ai même encouragé plusieurs à se présenter aux concours de la radio publique. Certains n'osaient pas car ils étaient trop pauvrement vêtus", se souvient-il.
A l'époque de Saddam Hussein, il existait à la radio et à la télévision irakienne un "comité d'examen des voix" de potentiels chanteurs. Le jury était composé de musiciens, de critiques d'art et de poètes. Les heureux élus pouvaient enregistrer leur premier disque. Beaucoup d'artistes ont commencé ainsi.
Après l'invasion américaine de 2003, l'arrivée au pouvoir des partis islamistes et la violence qui a ravagé le pays, ce comité a disparu mais il y a régulièrement des articles réclamant qu'il soit reconstitué.
Les livreurs de gaz ont renoncé à chanter. Ils ont opté pour une musique enregistrée, ou frappent leurs bonbonnes avec un morceau de fer, à l'instar d'Abou Tiba. "Ils reconnaissent mon tempo", assure ce livreur de 50 ans.
Tradition disparue
Cette tradition du livreur-chanteur a disparu dans toute la région. A Amman, pour éviter la cacophonie dans les rues, la municipalité oblige depuis 2012 les vendeurs à ne diffuser que "La lettre à Elise" de Beethoven.
Au Liban et en Syrie, les livreurs qui actionnaient un klaxon poire sur leur charrette tirée par un cheval ou un âne font partie du passé. Aujourd'hui, les clients se déplacent chez les fournisseurs.
Quand on l'interroge sur les autres livreurs, Mountazar esquive la question. "Chacun fait comme il l'entend. J'ai opté pour la manière traditionnelle et la majorité des clients préfèrent me voir chanter", dit-il.
Peu de chance toutefois que quelqu'un prenne sa place quand il s'arrêtera. "C'est un métier trop dur et mal payé", affirme-t-il, soulignant qu'il ne souhaite pas voir ses enfants suivre le même chemin.
Lui qui chante tout le temps, que ce soit au travail, à la maison, avec des amis ou lors de réunions familiales, rêve de devenir un second Hatem al-Iraqi, un célèbre chanteur irakien installé à Dubaï.
"Tous les livreurs de gaz rêvent de devenir comme lui. Hatem est originaire comme moi de Sadr City (un quartier pauvre de la capitale) et avant de connaître le succès, il exerçait le même métier que moi. Il livrait du gaz", raconte Mountazar: "Bien sûr, j'aimerais suivre sa voie. C'est un grand bonhomme."