ERBIL/BOGOTA: L’année dernière, Mustafa Makki Karim, 24 ans, a fui Bagdad pour la région semi-autonome du Kurdistan irakien, où règne une sécurité relative, après avoir reçu des menaces de mort de la part de groupes pro-iraniens en raison de sa participation au mouvement de protestation contre la corruption et l’incompétence du gouvernement qui a éclaté au mois d’octobre 2019.
Lors du mouvement d’agitation populaire qui s’en est suivi, le jeune militant s’est vu affubler du surnom de «Joker» en raison du masque de clown qu’il portait pour dissimuler son identité, alors que lui et sa «division blindée de Tahrir» défendaient leur campement de place de la Victoire, à Bagdad.
«J’ai quitté ma vie, ma famille, mes amis, mon avenir pour mon pays et pour les âmes des gens que nous avons perdus», déclare Karim à Arab News, en sûreté dans son studio de la ville d’Erbil. Il a reçu de la grenaille dans la jambe et a perdu un œil après que les troupes irakiennes ont tiré sur la foule.
Aujourd’hui, Karim et d’autres individus qui vivent la même situation ont été contraints de se cacher afin de se remettre des blessures subies lors d’affrontements avec les forces de sécurité et des voyous de la milice. Ils ne cessent de s’inquiéter pour leurs camarades qui ont fait le choix de de rester.
Leurs craintes ne sont pas infondées. Le 9 mai, Ihab al-Wazni, l’un des coordinateurs des manifestations dans la ville sainte chiite de Karbala, a été tué devant son domicile par des hommes à moto. Opposant virulent à la corruption et à l’influence de l’Iran en Irak, Al-Wazni était une figure phare de la campagne de protestation.
Le mois d’octobre 2019 a marqué le début du plus grand mouvement social populaire de l’histoire moderne de l’Irak. Écœurés par une élite dirigeante corrompue, considérée comme étant aux ordres des puissances étrangères, des jeunes Irakiens – devenus adultes après la chute du dictateur Saddam Hussein – ont défilé par centaines de milliers dans les villes du pays, exigeant le renversement de l’ordre établi après 2003.
C’est un véritable défi qu’ils ont lancé au pouvoir sur la place Tahrir de Bagdad, à l’occasion de batailles rangées entre manifestants et forces de sécurité qui se sont déroulées sur les ponts adjacents menant à la zone verte fortifiée; c’est de cette enclave que les responsables gouvernementaux et les diplomates étrangers ont pu, non sans inquiétude, observer la scène.
Environ six cents personnes ont été tuées pour avoir participé à ce mouvement de protestation: beaucoup ont perdu la vie dans les rues pendant les rassemblements et d’autres ont été prises pour cibles sur le pas de leur porte, loin des manifestations.
Selon Amnesty International, l’observateur mondial des droits humains, des centaines de personnes ont été tuées par des balles réelles, par des cartouches de gaz lacrymogène militarisé ou par d’autres armes jugées inappropriées à la maîtrise d’une foule de civils. De nombreux soldats et policiers ont été blessés par des jets de pierres ou par des bombes incendiaires lancées par des manifestants.
«J’ai commencé à participer aux protestations pour en finir avec cette classe politique corrompue, explique Karim à Arab News. Ma vie a été totalement transformée par les manifestations. J’étais étudiant à l’université. J’ai célébré la remise des diplômes sur la place Tahrir. J’avais pris l’habitude d’aller de Tahrir jusqu’à mon université pour passer mes examens, avant de retourner aux manifestations.»
Ce masque de clown emblématique fut popularisé par le thriller américain Joker, sorti en 2019, avec Joaquin Phoenix dans le rôle-titre. Au fil des manifestations qui se sont produites à travers le monde, il est devenu un symbole de rébellion contre des élites indifférentes et méprisantes.
Les médias pro-iraniens en Irak ont même qualifié les jeunes manifestants de « gangs de Joker» et ils les ont accusés de recevoir un soutien américain dans le but de renverser l’État irakien. En réalité, des branches phares du régime iranien ont lâché leurs sbires paramilitaires sur les manifestants afin de maintenir leur emprise sur l’Irak.
«J’avais pris l’habitude de cacher mon identité. Pendant plusieurs mois, personne n’a su que j’étais le Joker; mais mon oncle a révélé mon identité aux miliciens. Il faisait partie de Saraya al-Salam», raconte Karim, qui fait référence aux Brigades de la paix, héritières de l’Armée du Mahdi, l’ancienne milice dirigée par le religieux chiite Moqtada al-Sadr.
«Soudainement, je devins un homme recherché dans tous les points de contrôle et une action en justice fut lancée contre moi par Asaïb Ahl al-Haq», ajoute-t-il, faisant allusion à une milice soutenue par l’Iran et connue pour avoir déployé des combattants en Syrie afin de soutenir le régime d’Al-Assad.
«Mon frère, mon cousin et moi avions nos photos et nos noms placardés partout dans les rues. Ils y ont été placés par Asaïb Ahl al-Haq. Notre maison a été la cible de tirs.»
Irak: en un clin d'œil
- 30: le nombre d’activistes décédés depuis le mois d’octobre 2019.
- 12,83%: le taux de chômage.
- 25,17%: le taux de chômage des jeunes.
Source: Statista
Plutôt que de reculer, Karim enleva son masque. «J’ai pris la décision de révéler mon identité à la télévision. Je leur ai dit qui j’étais et ce que je faisais. Avec d’autres, nous étions en première ligne pour faire barrage aux forces qui voulaient pénétrer par effraction sur la place Tahrir.»
Après de premières victoires, notamment la démission du Premier ministre de l’époque, Adel Abdel-Mehdi, et après avoir acquis une sympathie internationale massive, le mouvement a commencé à se fragmenter.
La pandémie de coronavirus (Covid-19) a porté le coup de grâce à ce mouvement dépourvu de leadership clair, divisé sur la stratégie à mettre en place et apeuré par la police ainsi que par les assassinats politiques.
Lors du premier anniversaire de la «révolution Tishreen», au mois d’octobre 2020, Karim et d’autres militants restés sur place ont tenté de redynamiser un mouvement en déclin. Mais leurs tentatives pour marcher sur la zone verte ont été déjouées par les forces de sécurité qui ont repris Tahrir.
Après l’écrasement de leur rébellion par les forces pro-iraniennes et face à une élite déterminée à conserver le pouvoir à tout prix, ceux qui avaient critiqué les milices et s’étaient opposés à leur toute-puissance devinrent la cible de représailles.
Alors que les tueurs assassinaient les leaders de la contestation un par un, Karim savait qu’il devait fuir. Même sa famille a été contrainte de déménager dans une autre ville afin d’éviter une punition collective.
«Les milices ont appelé à ma mort. Je ne peux pas retourner dans des villes irakiennes en dehors du Kurdistan», indique-t-il. «Je n’ai pas d’avenir ici, en Irak. Toutes les milices me poursuivent, en particulier les Kataeb Hezbollah [le Hezbollah irakien, NDLR] et Asaïb Ahl al-Haq, qui veulent me tuer.»
Ces menaces sont bien réelles. Thaer Karim al-Tayeb, d’Al-Diwaniya, une ville située juste à l’est de la ville sainte irakienne de Nadjaf, a été mortellement blessé par une voiture piégée en raison du rôle qu’il a joué dans le mouvement.
«Il rêvait d’obtenir un emploi au ministère du Pétrole et de se marier avec sa petite amie, raconte Malik, le frère d’Al-Tayeb. Mais les milices l’ont assassiné. Le 14 décembre 2019, elles ont placé un engin explosif dans sa voiture.»
«Il a été hospitalisé pendant neuf jours avant de mourir. Nous ne connaissons pas l’auteur de l’assassinat; nous n’avons aucun indice sur les coupables. J’ai même rencontré le Premier ministre, le ministre de l’Intérieur et le gouverneur de Diwaniya, ainsi que les chefs de la sécurité: cela n’a donné aucun résultat, mais seulement des fausses promesses. En plus, j’ai reçu des menaces.»
Rendre justice à Al-Tayeb semblait clairement un objectif impossible à atteindre. «Après la mort de mon frère, un homme au visage masqué s’est approché de moi à moto. Il m’a dit que je devais arrêter les recherches sur la mort de mon frère», raconte Malik.
Rares sont ceux qui doutent qu’un lien existe entre les services de renseignement iraniens et la campagne de répression et d’intimidation, qui utilise les tactiques habituellement déployées par Téhéran contre les manifestants lorsqu’ils osent se rebeller.
«Les milices et les pays qui les soutiennent veulent semer le chaos dans le pays», dénonce Ahmed Latif Taher, un autre jeune Irakien contraint de fuir vers la région du Kurdistan. «Nous savons que le gouvernement et les milices, c’est la même chose», ajoute-t-il.
Toutefois, il déclare que le fait de combattre frontalement les milices pro-iraniennes s’avérerait désastreux. Il souhaite plutôt que la communauté internationale maintienne la pression sur le régime iranien afin qu’il cesse ses activités extraterritoriales en Irak et ailleurs dans la région.
«Nous ne voulons pas d’une révolution armée qui détruirait le pays de toute façon. Cela ferait de lui une autre Syrie, et nous ne voulons pas cela», affirme Taher. «Ils ont suffisamment d’armes pour exterminer les gens. Ils tueraient pour rester au pouvoir. Nous avons besoin d’une intervention de l’ONU qui fasse pression sur l’Iran afin qu’il renonce à son emprise sur la région.»
Alors que l’Irak se trouve en proie à une nouvelle vague de Covid-19 et que le pays souffre d’une économie et d’une infrastructure anéanties par des décennies de guerre et de mauvaise gestion, les griefs des manifestants restent sans réponse.
«Je ne regrette en rien ma participation aux manifestations», confie Karim, qui fait défiler sur son téléphone les photos de la place Tahrir où se tient son alter ego masqué, revêtu d’un gilet pare-balles.
«Les manifestations ont généré en Irak une plus grande prise de conscience. Jour après jour, nous incitons les gens à nous rejoindre, même ceux qui travaillent pour les milices.»
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com