Un enregistrement audio fuité du ministre iranien des Affaires étrangères Javad Zarif a été diffusé la semaine dernière par une chaîne d’information persane à Londres. La partie la plus importante concerne sa critique du Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI), et en particulier du commandant Qassem Soleimani.
D’aucuns estiment que cette fuite a pour objectif de saboter toutes les chances de Zarif de se présenter à l'élection présidentielle, d’autres de le disculper des échecs de sa politique étrangère. Quelle que soit l’identité de ses auteurs, cet enregistrement révèle la schizophrénie du système et soumet les partisans de la ligne dure, qui remporteront probablement le scrutin de juin, à la règle dite de Pottery Barn : «qui casse paye». Cela signifie qu’ils seront responsables des troubles économiques du pays si la diplomatie avec l’Occident échoue.
L’enregistrement révèle non seulement les critiques de Zarif envers le CGRI, mais aussi une faille structurelle du système iranien. La dualité du pouvoir entre l’État et la révolution commence à peser sur l’Iran. Dans ce pays, il y a le président, qui est élu par le peuple, et le Guide suprême, qui écrase la volonté populaire. Il y a également l’armée, connue sous le nom d’Artesh, et le CGRI. Même dans leur vision du monde, les deux écoles sont différentes. L’une a une perspective nationale et l’autre regarde le monde avec convoitise. L’une s’intéresse au peuple iranien et l’autre se sent responsable de tous les chiites sur terre. Parfois, ces deux visions se rejoignent, mais le plus souvent elles s’opposent.
La schizophrénie du système n’est plus tolérable et Zarif a mis le doigt sur la plaie. Il a identifié un problème majeur dont souffre la vie politique iranienne. Cependant, l’histoire des sanctions contre le régime, qui a commencé avec le début de la révolution et de la désastreuse crise des otages, a cultivé l’idéologie dont se nourrit le CGRI. Le sentiment de privation, d’oppression et de dépossession, a motivé son aventurisme à l’étranger. Un aventurisme interprété comme une dissuasion, alors que les milices et cellules alliées ont été considérées comme des amis nécessaires dans un environnement hostile. Toutefois, en s’ouvrant à l’Occident, ce récit ne tient pas la route.
La philosophie du CGRI a toujours été un obstacle clé à l’ouverture de l’Iran. Cet enregistrement montre comment le Corps a sapé les efforts diplomatiques de Zarif, comme lorsqu’il a enlevé, en 2016, des soldats américains dont le navire avait dérivé dans les eaux iraniennes et publié des images humiliantes d’eux à genoux, et lorsqu’il a testé un missile portant une écriture en hébreu où l’on pouvait lire « Israël doit être rayé de la surface de la terre ». Non seulement le CGRI a-t-il usurpé la politique étrangère du pays, mais il joue également un rôle important dans l’économie et contrôle plusieurs des ressources du pays. Le plus grand entrepreneur d’Iran, Khatam-al Anbiya, fait partie du CGRI. Les fonds en provenance de plusieurs actifs du pays servent directement à financer le CGRI sans avoir recours au budget du gouvernement.
Bien que les partisans de la ligne dure accusent Zarif d’avoir dévoilé l’enregistrement et exigent qu’il soit puni, il constitue en réalité une révélation pour l’Iranien lambda désormais conscient que, quel que soit le candidat élu, le Guide suprême et le CGRI gardent le contrôle. Cette divulgation des luttes intestines en Iran pourrait entraîner une faible participation électorale en juin, ce qui assurerait la victoire des partisans de la ligne dure. Il existe un grand mouvement de boycott du vote en Iran, car le peuple a le sentiment que l’élection est inutile. Les Iraniens ont connu huit ans de règne de Mohammed Khatami et huit ans de Hassan Rouhani, interrompus par huit ans de Mahmoud Ahmadinejad, mais aucun changement réel n’a eu lieu.
En dépit des nouvelles négociations concernant l’accord sur le nucléaire, les Iraniens ont en quelque sorte perdu tout espoir de voir un réel changement dans le système, le pouvoir du Guide suprême étant consacré par la constitution. Tous les candidats à la présidence doivent être approuvés par le Conseil des gardiens et par conséquent par le Guide suprême. Le peuple iranien est arrivé à un stade où il est passif et où il considère que la situation est « dans l’impasse », comme me l’a dit un de mes amis iraniens.
Ces luttes intestines nuisent considérablement à l’Iran. Le pouvoir exécutif appartient aux réformistes, tandis que les pouvoirs judiciaire et législatif appartiennent aux partisans de la ligne dure. Bien qu’ils n’apprécient pas ces partisans, de nombreux Iraniens préconisent un système harmonisé. Leur raisonnement est le suivant : une fois que le CGRI aura obtenu gain de cause, il doit bien se comporter et se réconcilier avec le monde. Une fois que la façade représentée par les réformistes aura disparu, ils devront assumer la responsabilité de leurs actes. Jusqu’à présent, aucun candidat sérieux ne se présente du côté des réformistes à l’élection présidentielle. Mostafa Tajzadeh se présente, mais il ne bénéficie pas d’un soutien solide et est considéré comme un politicien de second rang. Du côté des conservateurs, Ebrahim Raisi, chef du pouvoir judiciaire qui a perdu contre Rouhani en 2017, envisage de se présenter. Raisi est également candidat à la succession du Guide suprême Ali Khamenei.
Le droit de veto du CGRI et du Guide suprême constitue l’obstacle principal à l’engagement de l’Iran envers les pays occidentaux et arabes. Lors de discussions des collègues du Golfe et des États-Unis, les réactions étaient similaires : il est inutile de négocier avec Rouhani et Zarif car ce ne sont pas eux qui décident. Quand le monde a cette impression des responsables élus du pays, comment est-il censé établir une quelconque confiance ou prendre au sérieux toute négociation ? Le nouveau raisonnement adopté par les Iraniens est le suivant : si cette fausse distinction entre les partisans de la ligne dure et les réformistes disparaît, alors le CGRI et le Guide suprême devront assumer la responsabilité de leurs actions devant la population du pays et le monde entier. Ils ne pourront plus avoir le contrôle et devront laisser la responsabilité à l’exécutif. Ils seront soumis à la règle du Pottery Barn si la situation du pays se détériore en raison de leur belligérance et de leur aventurisme, car ils devront en assumer la responsabilité.
• Le Dr Dania Koleilat Khatib est une spécialiste des relations américano-arabes, et en particulier du lobbying. Elle est cofondatrice du Centre de recherche pour la coopération et la consolidation de la paix, une ONG libanaise. Elle est également chercheure affiliée à l’Institut Issam Fares pour les politiques publiques et les affaires internationales de l’université américaine de Beyrouth.
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com