KABOUL: L'adolescent afghan Habibullah a finalement cessé de compter sur ses doigts jusqu’à vingt-sept – c’est le nombre de ses proches tués au cours de quatre décennies de conflit dans le pays.
«C’est ce dont je me souviens. J'en ai peut-être oublié deux ou trois, mais comment pouvez-vous imaginer perdre au moins vingt-sept membres de votre famille pendant la guerre? Je ne suis pas le seul; et il y en a qui ont perdu encore beaucoup plus de proches», raconte-t-il à Arab News.
Comme de nombreux Afghans, ce jeune homme de 19 ans, qui gagne sa vie en vendant des fruits et légumes dans la capitale, Kaboul, n'a jamais connu la paix. Et sa famille, comme tant d’autres, pleure ses morts.
Victimes de la guerre
Selon les données de la Mission d’assistance des Nations unies en Afghanistan, près de 111 000 civils ont été tués ou blessés dans le conflit prolongé que connaît le pays; ce chiffre remonte à 2009, lorsque le décompte systématique des victimes civiles a commencé.
Dans la famille d’Habibullah, sa sœur, ses deux frères, l’un de ses oncles et son grand-père, tous morts dans des attentats aériens ou suicides, sont des victimes de la guerre.
En canalisant les armes et les ressources vers leurs mandataires, la Russie et les États-Unis ont envahi l’Afghanistan à l’occasion d’opérations séparées. La présence américaine, qui s’est étendue sur plus de dix-neuf ans, a fait de ce pays l’un des théâtres de guerre les plus longs et les plus complexes du monde.
Sécheresse
Habibullah a fui la sécheresse qui ravageait son village, situé dans la province du nord de Samangan, pour travailler à Kaboul. Il dénombrait ainsi la mort de ses proches alors que la Turquie, la veille, avait annoncé qu’elle reportait à la mi-mai une réunion cruciale sur le processus de paix afghan, sans en expliquer les raisons.
En Afghanistan, de nombreux civils considèrent les pourparlers de paix comme la dernière contribution internationale au processus de réconciliation. La réunion prévue le 22 avril à Istanbul faisait partie des projets de Washington visant à empêcher un effondrement total des pourparlers intra-afghans parrainés par les États-Unis. Ces discussions entre les délégués des gouvernements taliban et afghan avaient commencé à Doha, au Qatar, au mois de septembre de l'année dernière, mais elles n'ont pas progressé.
La semaine dernière, les talibans ont déclaré qu’ils boycotteraient la réunion de mercredi ainsi que les futures conférences sur la paix en Afghanistan tant que toutes les troupes étrangères dirigées par les États-Unis ne s’étaient pas retirées du pays.
Retrait militaire
La décision du groupe intervient après l’annonce par le président américain Joe Biden du report de la date limite du retrait militaire total du 1er mai au 11 septembre – une condition clé et la base d'un accord historique signé il y a plus d’un an entre l'administration de l'ancien président américain Donald Trump et les talibans. Ces derniers ont mis fin aux attaques contre les troupes étrangères conformément à l'accord, mais ils accusent Washington d’en enfreindre la partie cruciale.
Les citoyens afghans redoutent désormais que la guerre ne dégénère si Kaboul et les talibans ne parviennent à un consensus sur l’avenir du pays lors de la réunion avec la Turquie.
«Les survivants de la guerre, les citoyens afghans veulent la paix. Nos dirigeants, de tous côtés, doivent sacrifier leurs revendications pour le bien des pauvres comme nous», affirme Habibullah.
Feuille de route politique
La réunion, qui a déjà été reportée, a pour objectif de proposer une feuille de route politique pour l’Afghanistan comprenant la formation d’un gouvernement intérimaire qui associerait les talibans et mettrait fin au deuxième mandat du président afghan, Ashraf Ghani, qui court jusqu’en 2024.
Ali Reza, un chauffeur de bus de 46 ans, déclare que la décision de Biden d’étendre la présence des troupes américaines dans le pays montre «que l’Amérique n’a aucune intention de mettre fin à la guerre en Afghanistan et doit être tenue pour responsable».
Il déclare à Arab News: «Les talibans veulent un pouvoir total, Ghani ne veut pas quitter le pouvoir et l'Amérique trouve toutes sortes d’excuses pour garantir ses objectifs. Nous, les gens ordinaires, nous sommes coincés au milieu et nous faisons des sacrifices chaque jour.»
Survie de l’Afghanistan
Reza souhaite, à l'instar des autres Afghans, que la paix émane «de nos dirigeants, pas de l'Amérique, parce que c'est un envahisseur», et il exhorte Kaboul à ne pas manquer cette occasion de paix «et à faire bon usage de la conférence de la Turquie pour la survie de l’Afghanistan.»
Bibi Raihana, 53 ans, qui travaille dans une usine privée à Kaboul, déclare que les dirigeants afghans seraient «condamnés par l’histoire» s’ils ne parvenaient pas à régler les problèmes du pays «par la compréhension et les pourparlers».
Elle ajoute: «Les Afghans sont ceux qui ont le plus souffert dans les guerres d’étrangers. Si on peut faire la paix avec des étrangers, pourquoi ne pas le faire entre nous? J'espère qu'ils s'entendront sur la paix pour l'amour de Dieu et des pauvres de cette terre.»
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com