MISSOURI, BEYROUTH : La Syrie a signé avec une société russe un accord d'exploration pétrolière et gazière de quatre ans dans des eaux méditerranéennes que le Liban revendique comme siennes. Les deux blocs à explorer dans le cadre de ce nouveau contrat chevauchent les zones maritimes libanaises d’exploration énergétique, le long de la frontière nord du pays. Pourtant, le Liban n’a pas manifesté la moindre indignation.
Rappelons-nous l’époque, pas si lointaine, pendant laquelle la situation était inversée. Le Liban a délimité ses frontières maritimes en 2011 et, trois ans plus tard, il a proposé des appels d'offres aux sociétés pétrolières et gazières pour le bloc no1, dans le Nord. À juste titre ou non, les Syriens ont décidé de ne pas reconnaître la démarcation libanaise et d’organiser une manifestation.
Le contraste entre ces deux réactions, que sépare une période de sept années, est saisissant aux yeux de l'opposition libanaise.
«Quelle est la position des autorités libanaises officielles sur cette question?» s’interroge Rola Tabsh, une députée du Courant du futur. «Qu’est-ce que ce coma suspect? Nous avons attendu la violation de l'ennemi [Israël] au Sud, mais elle est venue du Nord, d'un pays frère», s’indigne-t-elle.
Richard Kouyoumjian, ancien ministre et membre actif du parti parlementaire des Forces libanaises, exprime une préoccupation similaire: «Le gouvernement et les ministères concernés sont tenus d'avoir une position souveraine et claire.»
Il appelle «à la reprise des négociations de démarcation dans le Sud, à la fin de la complicité syrienne, du pillage de notre argent et de nos richesses pétrolières».
Dans le Sud, la ligne de démarcation d’Israël pose problème avec la ligne libanaise, ce qui a conduit à de longues négociations indirectes parrainées par l’ONU et négociées par les États-Unis. Le différend libano-israélien et les négociations qu’il entraîne remonte désormais à plus de dix ans.
Le Hezbollah, milice et parti politique chiite pro-iranien, était contre les négociations, même indirectes, avec Israël sur cette question, mais il y a adhéré à contrecœur. Le règlement du différend frontalier maritime avec Israël demeure essentiel pour préserver la capacité du Liban à attirer les compagnies pétrolières et gazières dans ses eaux.
Le Hezbollah a compris qu'il serait tenu responsable si le Liban ne parvenait pas à développer des gisements de pétrole et de gaz offshore en raison de sa rigidité. Toutefois, le groupe a tout de même essayé de lier la question des frontières maritimes à un différend qui concerne la frontière terrestre du Liban avec Israël.
EN CHIFFRES
Zone libanaise de 750 km2 dans le bloc no1, prétendument allouée par les Syriens à l'exploration pétrolière par les Russes.
« Le Hezbollah poursuit ses propres intérêts plutôt que ceux du Liban »
Bien qu'Israël se soit complètement retiré du Liban en 2000, le Hezbollah affirme qu'une petite parcelle de terre connue sous le nom de «fermes de Chebaa» fait également partie du Liban et se trouve toujours occupée par Israël. Même si l'ONU pour qui les fermes de Chebaa sont des terres syriennes occupées, a tranché, la question offre au Hezbollah un prétexte pour continuer de s’opposer à Israël et conserver ses armes, longtemps après le désarmement de toutes les autres milices libanaises.
Le Hezbollah – et l'État libanais, qu'il contrôle en grande partie depuis 2008 – s'est montré virulent dans la défense de ses intérêts à l'égard d'Israël. Il est donc frappant pour de nombreux Libanais que le gouvernement ne se soit pas encore prononcé sur les empiétements syriens dans le Nord.
Le contrat syrien avec une société russe comprend au moins 750 miles carrés (1 207 mètres carrés) d'eaux maritimes revendiquées par le Liban. Si des gisements de pétrole et de gaz méditerranéens comparables à ceux d’Israël et de Chypre existent au large des côtes libanaises, les revenus potentiels qui en découlent pourraient aider le Liban à sortir de ses difficultés financières actuelles.
Beaucoup d'argent semble être en jeu, mais ces mêmes dirigeants libanais qui ont l’air tellement déterminés à défendre leurs droits à la frontière avec Israël ne font rien pour enrayer les empiétements syriens. Le gouvernement libanais, sous le joug du Hezbollah, reste silencieux.
Idéalement, selon les analystes, le Liban devrait informer la Syrie de son objection par les moyens disponibles.
«Cela pourrait se réaliser par le biais de l'ambassadeur syrien au Liban ou grâce à une visite du ministre libanais des Affaires étrangères en Syrie», explique à Arab News Marc Ayoub, expert des affaires énergétiques du Liban et du Moyen-Orient.
«Si la Syrie refuse de reconnaître cette objection, le Liban doit recourir à l'ONU pour s'opposer à tout processus d'exploration. Il peut demander l'arrêt de l'exploration si le Liban présente des documents qui prouvent la propriété de ces zones.
Naturellement, les États faibles voient constamment leurs droits bafoués. Comme l'a fait remarquer le philosophe grec Thucydide il y a plus de deux mille ans, « les forts font ce qu'ils peuvent et les faibles souffrent ce qu'ils doivent». La puissance de l’État israélien dépasse de loin celle de la Syrie: cette explication semble donc insuffisante. Les dirigeants de Beyrouth n'ont eu aucune difficulté à s'adresser à l'ONU pour obtenir de l'aide dans leur différend maritime contre Israël.
Pour de nombreux Libanais, la véritable explication de la politique de deux poids, deux mesures semble évidente: le Hezbollah poursuit ses propres intérêts plutôt que ceux du Liban, et le Hezbollah est redevable à la Syrie ainsi qu’à l'Iran.
Tant que l'État libanais reste sous l'emprise du Hezbollah et de ses alliés, l'intérêt national libanais passe au second plan. Dans de telles circonstances, même un État aussi faible que la Syrie déchirée par la guerre civile peut profiter du Liban.
Les maux du Liban ne se résument pas au simple fait que son gouvernement ne bougera pas pour protéger sa frontière nord. En dépit de l'explosion dévastatrice du port de Beyrouth l'année dernière, le Hezbollah a empêché que soient engagées les réformes gouvernementales nécessaires pour attirer un plan de sauvetage financier international pour le pays.
La présence et l’influence dominantes du Hezbollah au sein du gouvernement assèchent les investissements et l’aide au développement, d’autant que certains craignent de se heurter aux sanctions anti-iraniennes s’ils traitent avec un acteur aussi étroitement lié à l’Iran. La présence du Hezbollah sur les listes terroristes occidentales complique énormément les choses pour le pays.
Néanmoins, les combattants du Hezbollah continuent de s'impliquer ouvertement dans la guerre civile syrienne auprès du régime d'Assad. Chacun sait par ailleurs que les conseillers du Hezbollah se rendent au Yémen pour aider les Houthis et que des membres du Hezbollah continuent de mener divers complots terroristes à Chypre, en Géorgie, en Argentine, en Asie du Sud-Est, entre autres.
La politique étrangère du Liban est maintenant si étroitement alignée sur celles de l’Iran et de la Syrie que le pays esquive les réunions et les votes de la Ligue arabe s’il y perçoit un risque que soit critiquée l’attitude de l’Iran dans la région. Le soutien financier du Golfe arabe se tarit chaque fois que le Liban vote en faveur de l'Iran dans les forums internationaux ou refuse de condamner des opérations comme celle de l'attaque iranienne de 2016 contre les missions diplomatiques saoudiennes.
En principe, les partis libanais devraient en outre se méfier particulièrement de la Syrie. Les nationalistes syriens convoitent depuis longtemps le Liban, considérant ce pays comme une partie de la Syrie que les colonialistes français ont injustement tronquée de la grande Syrie.
Après la fin de la guerre civile libanaise en 1991, la Syrie a continué à occuper le Liban pendant plus d'une décennie. Pendant cette période, les Syriens n'avaient même pas d'ambassade dans le pays. Cela s’explique par le fait que, du point de vue syrien, le Liban fait partie de la Syrie; or les ambassades sont réservées aux pays étrangers.
Le fait que le Liban ne soit pas parvenu à protester contre l’exploration pétrolière et gazière de la Syrie dans des eaux qui, selon lui, lui appartiennent, est d’autant plus alarmant. Quel est l’intérêt d’avoir son propre État s’il ne tente même pas de contrer les empiétements de son voisin?
Du point de vue des intérêts nationaux libanais, le pays pourrait profiter d’une dimension des tensions avec Israël au Sud – en particulier à propos de ce problème qui n’en est pas un, les 22 km2 des fermes de Chebaa – et d'une défense de principe accrue de sa souveraineté contre la Syrie «sœur» au Nord.
Par ailleurs, si la situation économique était bonne au Liban, on pourrait peut-être occulter cette soumission flagrante aux empiétements syriens. Malheureusement, elle continue de péricliter.
Si ce Liban assoiffé de ressources n’est même pas en mesure de défendre ses revendications contre un État syrien extrêmement affaibli, alors l'avenir se présentera sous un mauvais jour une fois que Damas se sera refait une santé.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com