PARIS: Elle a emmené "la Traviata" à un festival de rock, tente d'attirer les jeunes vers le lyrique et s'apprête à présenter une Aïda très "XXIe siècle" à l'Opéra de Paris: la metteuse en scène Lotte de Beer n'a pas froid aux yeux.
Primée comme révélation par les "International Opera Awards" en 2015, la Néerlandaise de 39 ans est invitée par les grandes scènes européennes et fait ses débuts à l'Opéra de Paris mais aussi cet été au prestigieux Festival d'Aix-en-Provence (France) avec une nouvelle version des "Noces de Figaro".
Elle a été nommée il y a quatre mois future directrice artistique du Volksoper, l'Opéra populaire de Vienne, alors que les femmes à la tête d'une grande institution lyrique sont rares en Europe.
A l'occasion d'une captation en direct de l'Opéra Bastille (jeudi soir sur Arte), cette artiste expérimentale ne manquera pas d'étonner avec une version originale d'"Aïda", opéra de Verdi créé en 1871 et qui raconte les amours compromis d'Aïda, princesse éthiopienne captive, et du général égyptien Radamès.
Cette nouvelle production lyrique est la première à l'Opéra depuis la pandémie. Lotte de Beer a dû s'adapter, notamment pour les artistes du choeur qui doivent être à distance.
"Prise de conscience"
La metteuse en scène place l'oeuvre dans son contexte colonial, en utilisant "la métaphore d'un musée du XIXe siècle où des objets d'art pillés sont montrés aux Occidentaux", explique-t-elle à l'AFP. Exit l'imagerie de l'Egypte antique présente dans les productions traditionnelles aux spectacles pharaoniques.
"Pour représenter Aïda aujourd'hui, il faut raconter deux histoires, celle de la loyauté à la patrie, de la princesse devenue esclave, du triangle amoureux, mais aussi l'histoire de l'oeuvre", dit-elle. L'oeuvre doit être "relue avec cette prise de conscience actuelle en Occident" sur le passé colonial, non pas pour le condamner mais pour "le regarder d'une manière qui ne soit pas idéalisée".
Les relectures d'opéra sont très courantes depuis le XXe siècle, avec leur lot d'éloges et de polémiques. Lotte de Beer n'est pas la première à prendre ses distances avec l'exotisme d'Aïda, mais elle y ajoute une nouvelle dimension, en doublant la soprano qui chante le rôle-titre d'une marionnette.
Voulant collaborer avec une artiste qui "voit le monde d'une autre perspective", elle s'est tournée vers la plasticienne zimbabwéenne Virginia Chihota dont le travail porte sur "le corps de femmes noires marginalisées". Sur la base de ses croquis, le marionnettiste Mervyn Millar a conçu une marionnette qui va prendre le devant de la scène.
Et, clin d'oeil à la vision occidentale du monde, des figurants font une reconstitution "vivante" de célèbres toiles de Delacroix ou de David sur "La marche triomphale", l'air le plus connu d'Aïda.
Traviata remixée et gospel
Cette production intervient alors que l'Opéra de Paris a entamé un débat qui a fait couler beaucoup d'encre sur la diversité et la contextualisation des oeuvres du passé.
Lotte de Beer dit s'attendre à des critiques que ce soit "de gens qui pensent que ces opéras doivent être montés comme au XIXe siècle et d'autres qui estiment qu'ils ne doivent plus être montrées. "Le théâtre a toujours besoin d'être actualisé", assure-t-elle.
Une actualisation nécessaire pour "créer des liens avec le jeune public", son principal cheval de bataille depuis qu'elle a créé sa propre compagnie Operafront.
En 2016, elle emmène une Traviata "remixée" au festival pop-rock de Lowlands, aux Pays-Bas. "Les gens avaient ramené leur bière et n'étaient pas du tout silencieux", se souvient-elle, amusée. "Petit à petit, le silence s'est fait et à la fin, on a entendu des spectateurs pleurer". Une autre fois, elle a fait venir des chanteurs de gospel sur une autre production d'Aïda.
A mesure qu'elle prend de l'importance dans le paysage lyrique, elle se sent paradoxalement "plus marginalisée" dans un milieu encore dominé par le "patriarcat", avec certaines maisons d'opéra "qui ne la prennent pas au sérieux". Sa nomination au Volksoper est d'autant plus importante à ses yeux car elle "pourra établir ses propres règles".