L'assassinat de Luqman Salim – l'intellectuel et activiste chiite résolument engagé contre le Hezbollah et retrouvé mort jeudi dernier dans la région sud de Zahrani – marque un changement significatif au Liban. Le pays a sombré dans un chaos que la propagation du coronavirus a intensifié. Les émeutes qui ont eu lieu dans le Nord la semaine dernière ont donné un aperçu de l'implication de Saraya al-Muqawama, une branche du Hezbollah, dans le recrutement des sunnites. L’explication des émeutes réside dans le fait que le Hezbollah a voulu créer une diversion face à la pression grandissante qui s’exerçait contre lui. Cependant, le meurtre de Salim, s'il a été perpétré par le Hezbollah, montre clairement que le groupe est aux abois.
Le Hezbollah s'est opposé aux manifestations de 2019, qui visaient à renverser le système sectaire au Liban, dès qu’elles ont commencé. Cependant, l’organisation était particulièrement féroce lorsque la dissidence venait de la communauté chiite. Avec son partenaire Amal, le Hezbollah a monopolisé la représentation de cette communauté. Tout chiite qui gravit les échelons de la vie publique doit passer par leurs filières. En retour, le Hezbollah offre des services sociaux que le gouvernement lui-même ne fournit pas tels que la scolarité, les soins de santé et l'emploi. Ces services sociaux, associés à une idéologie inconditionnelle, garantissaient la loyauté aveugle de la communauté.
Il était très courant d'entendre des gens dire : «Nous donnerions notre vie pour la chaussure du Sayyed» (c'est-à-dire pour le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah). Cependant, on entend moins d’expressions de dévotion qu’auparavant. L'idéologie diminue. La ligne de «résistance à Israël» ne fonctionne pas, d'autant plus que le Hezbollah a hésité à répondre aux provocations israéliennes au Liban et en Syrie et s'est plutôt concentré sur la protection de Bachar al-Assad, le dictateur criminel. En même temps, la crise économique et les sanctions pèsent sur la capacité du Hezbollah à assurer un niveau de vie confortable à la communauté chiite.
Au début des manifestations, le Hezbollah a violemment réprimé le mouvement dans les zones chiites. Les tentes des manifestants ont été détruites à Nabatieh et à Tyr. Ceux qui ont critiqué Nabih Berri, le chef d'Amal, ou Hassan Nasrallah sur les réseaux sociaux ont été battus et contraints de s'excuser. Toutefois, le mécontentement a continué à gronder et la dissidence s'est répandue.
Salim était perçu comme une menace. Un ami qui a travaillé en étroite collaboration avec lui m'a dit qu’il avait la capacité de diviser la rue chiite et de créer un nouveau mouvement contre le Hezbollah. Salim était transparent sur ses relations avec les États-Unis et les pays européens et le fait qu’on l’accuse d'être un «chiite des ambassades» ne l’intimidait pas. Le Hezbollah a l'habitude d'accuser quiconque ne rentre pas dans le rang d'être un «agent» des puissances occidentales qui met en œuvre le programme des États-Unis et d'Israël. Cependant, un tel assassinat représenterait un pari très risqué pour le Hezbollah si c’était lui qui l’avait perpétré. Salim était une personnalité de premier plan, contrairement aux jeunes qui critiquent le groupe habituellement, qui se font battre parce qu’ils ont mal agi – et personne n'en entend plus parler. L'assassinat de Salim a été condamné par le secrétaire d'État américain ainsi que par la France, l'Union européenne et les organisations internationales.
La cohésion du parti pourrait commencer à s’effriter sous la pression des sanctions et de la perte de crédibilité de sa direction.
Un journaliste a écrit que Salim avait été tué alors qu’il organisait l’exfiltration d’une personne du Hezbollah impliquée dans des activités de blanchiment d’argent de l’organisation. Si c’est vrai, alors le Hezbollah se trouve en mauvaise posture. Si la personne qui a blanchi de l'argent pour le Hezbollah est prête à le révéler, cela signifie qu’on ne peut plus faire confiance à l’entourage proche de l'organisation. En 2006, au plus fort de la confrontation avec Israël, Nasrallah avait l'habitude de se vanter du fait que même le Mossad, quoi qu’il fasse, n’avait aucun moyen d’infiltrer le Hezbollah parce que l'organisation était solide comme un roc et que tous ses membres étaient fidèles.
Peut-être que cette cohésion commence à s’effriter sous la pression des sanctions et de la perte de crédibilité de la direction du parti.
Le Hezbollah n'est pas seulement du mauvais côté des États-Unis, il est également du mauvais côté des pays européens. On pense que la décision de l’Allemagne, l’année dernière, de le désigner comme organisation terroriste, supprimant la distinction entre ses ailes politique et militaire, a été prise parce qu’un magasin de nitrate d’ammonium a été découvert dans le pays. On a trouvé sur cette substance hautement explosive, à l'origine de l'explosion tragique de Beyrouth, les empreintes digitales de membres du Hezbollah. Ajoutons que son activité de contrebande de drogue est connue dans le monde entier. À la fin de l'année dernière, les autorités italiennes ont révélé qu'une cargaison de près de quinze tonnes de comprimés de Captagon saisie en 2019 avait été introduite clandestinement dans le pays par l'organisation.
Le Hezbollah est indubitablement dans une situation difficile: il est en train de perdre son emprise sur la communauté chiite, et la pression internationale augmente. Bien sûr, le meurtre de Salim pourrait intimider les «dissidents chiites», mais il pourrait également produire l'effet inverse.
Une autre intellectuelle chiite engagée contre le Hezbollah, Mona Fayad, a déclaré sur un ton de défi que si le meurtre consistait à donner une «leçon» à autrui, ces crimes «ne resteraient pas silencieux». Le meurtre procurera également aux États-Unis un outil pour accroître la pression sur le groupe et sur le gouvernement libanais afin qu'il mène une enquête qui pourrait aboutir à incriminer l’organisation. L’épouse de Salim a carrément accusé le Hezbollah et elle a exigé une enquête internationale sur sa mort.
C’est peut-être l’occasion que les ennemis du Hezbollah attendaient pour reprendre la lutte contre le groupe. Le Hezbollah aurait certainement pensé à toutes ces répercussions; mais des gens désespérés prennent des mesures désespérées. Il est encore trop tôt pour porter un jugement, mais une chose est sûre: si le Hezbollah est derrière ce crime hideux, alors il creuse sa propre tombe.
La Dr Dania Koleilat Khatib est une spécialiste des relations américano-arabes, notamment en ce qui concerne le lobbying. Elle est titulaire d'un doctorat en sciences politiques de l'université d'Exeter et est chercheuse affiliée à l'Institut Issam Fares pour les politiques publiques et les affaires internationales à l'université américaine de Beyrouth.
NDLR: Les opinions exprimées par les rédacteurs dans cette section sont les leurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d'Arab News
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com