L’arrestation de Durov et la guerre internationale de l’information

Un piéton passe devant des avions en papier affichés en référence au logo de la société de messagerie instantanée Telegram devant l'ambassade de France dans le centre de Moscou, le 25 août 2024, en soutien à Pavel Durov, le fondateur et PDG de l'application de messagerie Telegram. (AFP)
Un piéton passe devant des avions en papier affichés en référence au logo de la société de messagerie instantanée Telegram devant l'ambassade de France dans le centre de Moscou, le 25 août 2024, en soutien à Pavel Durov, le fondateur et PDG de l'application de messagerie Telegram. (AFP)
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Publié le Vendredi 06 septembre 2024

L’arrestation de Durov et la guerre internationale de l’information

L’arrestation de Durov et la guerre internationale de l’information
  • Indépendamment des accusations portées contre Durov, qui possède les nationalités émiratie, française et russe, les charges portées contre lui se résument essentiellement à un manque de surveillance sur la plateforme Telegram
  • La police française fait valoir que ce manque de supervision ne dissuade pas de mener des activités criminelles via l’application

Pavel Durov, le PDG de Telegram, a été arrêté en France. Cet événement occupe désormais une place très importante dans les milieux politiques et médiatiques mondiaux. L’arrestation a soulevé de nombreuses questions et spéculations sur ses raisons véritables. Plus encore, elle a fait l’objet de discussions quant à ses implications dans le cadre de la liberté d’expression et de la démocratie. L’Occident se présente souvent comme unique gardien de ces normes, véhiculant au monde le message suivant : lui seul détient les clés de leur mise en œuvre.

Indépendamment des accusations portées contre Durov, qui possède les nationalités émiratie, française et russe, les charges portées contre lui se résument essentiellement à un manque de surveillance sur la plateforme Telegram. La police française fait valoir que ce manque de supervision ne dissuade pas de mener des activités criminelles via l’application.

La situation s’est aggravée lorsque l’autorité française chargée de la lutte contre la violence envers les mineurs a émis un mandat d’arrêt contre Durov. Ce mandat s’inscrivait dans le cadre d’une enquête initiale sur des délits présumés, notamment la fraude, le trafic de drogue, le cyberharcèlement, la criminalité organisée et la promotion du terrorisme. Les autorités affirment que Durov n’a pas pris de mesures pour limiter l’utilisation criminelle de sa plateforme. Par conséquent, toutes les violations présumées sur Telegram sont attribuées à Durov, entraînant des demandes d’enquête sur ces accusations.

Telegram a défendu son PDG dès le début, faisant valoir qu’il est illogique de tenir un propriétaire de plateforme responsable de l’utilisation abusive du service par d’autres. Cette position est tout à fait raisonnable, compte tenu des nombreux règlements juridiques adoptés dans de nombreux pays et dans l’UE pour limiter l’utilisation abusive des plateformes de médias sociaux. Ces cadres juridiques sont conçus pour garantir un environnement sûr et tenir les plateformes responsables des violations des lois en vigueur, mais n’impliquent pas nécessairement directement les propriétaires de la plateforme.

Les Émirats arabes unis, dont Durov possède la citoyenneté, en plus de la nationalité russe, se sont chargés d’assurer la protection juridique de celui-ci. Les autorités françaises n’ont pas répondu à la demande de la Russie de garantir les droits juridiques de Durov, probablement en raison de la détérioration des relations avec Moscou, à la suite de la guerre en Ukraine. Dans ce contexte, les Émirats arabes unis ont joué un rôle de premier plan dans la protection de l’un de leurs citoyens. Cela est conforme à l’engagement de longue date des Émirats arabes unis envers leurs citoyens, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays, sans discrimination aucune. Le dévouement des Émirats arabes unis envers leurs citoyens est bien connu et se passe de toute publicité, puisqu’il constitue l’un des piliers de la citoyenneté émiratie.

Ce qui m’inquiète, ce ne sont pas les accusations spécifiques contre Durov, mais plutôt ce qui se cache derrière ces accusations et leurs implications plus larges. Telegram est l’une des plus grandes plateformes, avec une portée importante dans des pays comme la Russie, l’Ukraine et les anciens États de l’URSS. La plateforme a précédemment fait l’objet d’une forte pression en Russie lorsqu’elle a refusé de transmettre les données des utilisateurs, ce qui a conduit à une interdiction en 2018, levée environ trois ans plus tard. L’application Telegram est, depuis, devenue l’une des sources d’information les plus importantes sur la guerre Russie-Ukraine. Certains analystes russes pensent même que l’arrestation de Durov est une tentative d’accéder aux données des dirigeants et des fonctionnaires russes, permettant potentiellement de contrôler la plateforme Telegram.

Le resserrement des restrictions sur les célèbres plateformes de médias sociaux est devenu une pratique courante en Occident. Ces restrictions sont justifiées juridiquement et exigent que les entreprises technologiques suppriment les contenus qui violent les lois nationales. Ces restrictions croissantes ne se limitent pas à Telegram, mais touchent toutes les plateformes de communication. Il s’agit de ce qu’on appelle la « censure libérale », un concept qui combine des idées contradictoires mais qui est promu de diverses manières. L’aspect clé est la pression exercée sur les fondateurs et les propriétaires de plateformes, qui sont poursuivis par des moyens juridiques dans le cadre d’efforts coordonnés pour restreindre le contrôle de ces plateformes sur les libertés publiques.

Cette question reflète un conflit d’intérêts plus large, impliquant des dimensions économiques, commerciales et politiques, avec des aspects sécuritaires, militaires et de renseignement. Ces facteurs interagissent dans la lutte pour le contrôle de l’information au milieu d’une concurrence régionale et internationale intense. La concurrence se concentre sur la refonte du système mondial et la définition des rôles des puissances régionales et internationales pour la période à venir. Cette préoccupation est évidente dans la réaction des médias russes à la détention de Durov en France, car ils craignent que les services de renseignement n’obtiennent les clés de chiffrement de Telegram.

Le journal Moskovskij Komsomolets a même suggéré que Telegram pourrait devenir un outil entre les mains de l’Otan si Durov est forcé de se conformer aux exigences du renseignement français. Cette préoccupation découle de la grande quantité d’informations stratégiques contenues dans les conversations Telegram, qui revêtent une importance vitale, étant donné l’utilisation répandue de l’application au sein de la direction militaire russe. Le journal a exprimé la crainte que toute perturbation de l’application puisse avoir un impact sur les opérations de l’armée russe en Ukraine, indiquant que Telegram est un moyen de communication principal pour les forces sur le terrain.

En général, la liberté des plateformes de médias sociaux est devenue une préoccupation majeure pour les États et les gouvernements. Il ne s’agit pas seulement de contrôle de l’information, mais aussi de la suppression de l’opposition et de l’imposition de la censure. C’est un sujet de discussion même aux États-Unis, où Mark Zuckerberg, le patron de Facebook, a exprimé de profonds regrets d’avoir cédé à la pression de l’administration Biden pour censurer les citoyens américains qui s’opposaient à ses politiques. Elon Musk, le propriétaire de la plateforme X, a connu une expérience similaire.

Certains affirment que le développement rapide des technologies d’intelligence artificielle rend la censure nécessaire étant donné la sensibilité des informations liées aux conflits internationaux. Dans ce climat, la neutralité des plateformes, que ce soit pour des raisons commerciales ou de principe, n’est plus tolérable. L’opinion dominante est que les plateformes doivent choisir leur camp.

 

Dr. Salem AlKetbi est un politologue émirati et ancien candidat au Conseil national fédéral. X: @salemalketbieng

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.