Pour les milices pro-iraniennes, le temps de la reddition des comptes

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Publié le Lundi 26 août 2024

Pour les milices pro-iraniennes, le temps de la reddition des comptes

Pour les milices pro-iraniennes, le temps de la reddition des comptes
  • Ce n’est pas la première fois que ces milices agissent de concert.  Il y a plus d'une décennie, elles ont volé au secours du régime Assad en Syrie
  • Ce conflit a vu affluer des combattants venus d'Afghanistan et du Pakistan, qui ont grossi les rangs de groupes tels que les Kataeb Hezbollah et les Forces Abou Al-Fadl Al-Abbas d'Irak, les Houthis yéménites et le Hezbollah libanais

Le rôle régional des milices de la Force Qods iranienne ne peut plus être ignoré.   La crise actuelle à Gaza met en lumière la façon dont ces groupes ont tissé un réseau interconnecté et coordonné, prêt à embraser toute la région. Mes contacts iraniens comparent ce réseau à une pieuvre, dont la tête serait en Iran et les tentacules représenteraient les milices armées en Palestine, au Liban, en Syrie, en Irak et au Yémen. Ironie du sort, aux yeux de la majorité des Iraniens, cette même pieuvre étend son emprise sur l’Iran lui-même.

La Force Qods, une unité d’élite au sein du Corps des Gardiens de la révolution islamique, orchestre les activités iraniennes hors des frontières nationales. Son champ d’action s’étend bien au-delà du Moyen-Orient, atteignant l’Europe et l'Amérique latine. Cette force ne se limite pas aux opérations militaires: elle a également infiltré les principaux foyers de la diaspora à travers le monde.

Ce n’est pas la première fois que ces milices agissent de concert.  Il y a plus d'une décennie, elles ont volé au secours du régime Assad en Syrie. Ce conflit a vu affluer des combattants venus d'Afghanistan et du Pakistan, qui ont grossi les rangs de groupes tels que les Kataeb Hezbollah et les Forces Abou Al-Fadl Al-Abbas d'Irak, les Houthis yéménites et le Hezbollah libanais. Leur bilan est lourd: massacres, purification ethnique, sièges affamant les populations, assassinats et enlèvements. Dans certaines régions, leur emprise était telle qu’ils en assuraient de facto la gouvernance.

Ces groupes paramilitaires, bénéficiant d’un entraînement poussé et d’une coordination étroite, imposent leur loi sur le terrain. Leur modus operandi, rappelant celui des cartels de drogue d’Amérique latine, vise à saper les structures étatiques par le biais d’activités criminelles. Malgré l’organisation en Europe de procès invoquant la compétence universelle contre certains responsables syriens et d’autres miliciens, ces organisations ont jusqu’à présent échappé à toute forme de justice pour leurs exactions commises en Syrie et dans le reste de la région.

Le principe de compétence universelle offre un recours juridique pour traduire en justice les auteurs de crimes de guerre, qu’ils soient des acteurs étatiques ou non, indépendamment du lieu où ces actes ont été perpétrés. Cette doctrine permet à certaines nations d’engager des poursuites contre des suspects, même lorsque les exactions ont été commises hors de leurs frontières. Les actes considérés comme crimes de guerre ou atrocités - tels que le génocide, l’utilisation de la famine comme arme ou la pratique de la torture - peuvent être qualifiés de crimes contre l’humanité. De par leur gravité, ces actes devraient mobiliser la communauté internationale dans son ensemble, justifiant ainsi l’appellation de compétence "universelle".

Le bilan 2023 de l’application de la compétence universelle est éloquent: 36 nouvelles procédures ont été engagées, aboutissant à 16 verdicts de culpabilité. Fait notable, 13 systèmes judiciaires nationaux ont instruit des affaires concernant des actes perpétrés au-delà de leurs frontières. L’intérêt majeur de ce dispositif réside dans l’autonomie qu’il confère aux victimes. Celles-ci peuvent mobiliser un réseau de soutien comprenant des ONG, tant locales qu’internationales, ainsi que des organes onusiens, pour élaborer des dossiers solides en vue de poursuites judiciaires.

Dans le contexte syrien, une masse considérable de preuves compromettantes, dont les célèbres "fichiers César", a été exfiltrée secrètement du pays. Ces documents font l’objet d’un examen minutieux en Europe et aux États-Unis, dans le but d’identifier et d’incriminer les auteurs de crimes. Cette démarche aboutit à l'identification, l’arrestation et le jugement des responsables. Au-delà des procédures judiciaires, ce processus insuffle un sentiment tangible de responsabilité et de justice, générant des répercussions profondes tant sur le plan politique que moral.

Certes, quelques procédures judiciaires ont été engagées à l’encontre de dignitaires du régime Assad, et de multiples organismes s’attellent à l’élaboration de dossiers similaires. Néanmoins, un sentiment persistant demeure: l’implication des milices liées aux Gardiens de la révolution semble bénéficier d’une forme d’occultation, échappant à l’examen approfondi que leur rôle mériterait.

Il est grand temps d'intensifier nos efforts de recherche et de coopération pour constituer des dossiers juridiques solides, fondés sur le principe de compétence universelle, contre les exactions commises par les milices appuyées par les Gardiens de la révolution iranienne.
Nadim Shehadi

Une récente étude du Réseau syrien pour les droits de l’homme met en lumière une préoccupation majeure: l’apparente indifférence de la communauté internationale face à l’implication des milices chiites pro-iraniennes dans le conflit syrien. Le rapport pointe du doigt la résolution 2170 du Conseil de sécurité de l’ONU, adoptée en 2014, qui cible exclusivement les combattants étrangers et les exactions du Front Al-Nosra et de Daech, passant sous silence les activités des groupes affiliés aux Gardiens de la révolution iranienne.

Le Réseau syrien souligne également une tendance inquiétante au sein des instances internationales. La Commission d’enquête internationale indépendante sur la Syrie, ainsi que d’autres organes onusiens et internationaux, ont produit de nombreux rapports sur Daech et diverses organisations sunnites, tout en négligeant largement les agissements des milices soutenues par Téhéran.

Il est important de noter que les activités de ces milices liées aux Gardiens de la révolution ne relèvent ni du secret d’État, ni d’un domaine d’étude particulièrement complexe. De fait, plusieurs médias, groupes de réflexion, et le Réseau syrien pour les droits de l’homme lui-même, ont documenté et publié des rapports détaillés sur les exactions commises par ces groupes armés.

Il convient de souligner que le fait qu’aucune action en justice n’ait été intentée jusqu’à présent contre les membres des milices affiliées aux Gardiens de la révolution ne présage en rien de l’avenir. 

Si l’on admet l'hypothèse d’une méconnaissance délibérée du rôle des Gardiens de la révolution, des motifs politiques pourraient en être à l’origine. Certains indices laissent penser que l’administration Obama aurait sciemment évité d’évoquer toute implication iranienne en Syrie, craignant de compromettre les négociations autour du Plan d’action global commun sur le nucléaire iranien. Cette prudence excessive se serait également manifestée dans la gestion des programmes américains d’entraînement des rebelles syriens. Ces derniers se seraient soldés par un échec, les recrues n'étant autorisées à combattre que Daech, avec pour consigne stricte d’épargner le régime et ses alliés. L’objectif sous-jacent était, une fois de plus, d’éviter tout accrochage avec des éléments pro-iraniens susceptible de faire dérailler les pourparlers sur l’accord nucléaire.

Durant la période 2014-2015, l’administration Obama faisait preuve d’une réticence manifeste à reconnaître les liens entre les Houthis et l’Iran. Cette posture persistait même après l’engagement américain dans une coalition menée par l’Arabie saoudite contre le groupe yéménite. Le président Trump a inscrit les Houthis sur la liste des organisations terroristes mondiales spécifiquement désignées. L’administration Biden, quant à elle, a d’abord levé cette désignation en 2021, pour finalement la réinstaurer en janvier dernier. Ce changement de cap est intervenu lorsque les Houthis ont commencé à représenter une menace tangible pour les intérêts américains, la sécurité du commerce maritime et Israël. Il est frappant de constater que dans ces décisions successives, ni le rôle des Houthis au Yémen, ni leurs exactions contre les populations civiles en Syrie n’ont été explicitement mentionnés.

L’heure est venue de redoubler d’efforts en matière de recherche et de collaboration internationale. L’objectif est de construire des dossiers solides, fondés sur le principe de compétence universelle, contre les exactions perpétrées par les milices affiliées aux Gardiens de la révolution. Ces investigations doivent couvrir un large spectre géographique, englobant la Syrie, le Liban, l’Irak et le Yémen, sans oublier les activités des réseaux du Hezbollah en Europe et en Amérique latine. Un aspect crucial de cette démarche réside dans la proximité géographique parfois inattendue entre les victimes, les témoins et leurs bourreaux. En effet, il n’est pas rare que ces différents acteurs se retrouvent sur le sol européen. 

Parmi les instances internationales, certaines bénéficient d’une marge de manœuvre plus étendue que d'autres. C'est notamment le cas du Mécanisme international, impartial et indépendant pour la Syrie, mis en place par les Nations Unies en décembre 2016. On peut citer à titre d'exemple l'Équipe d'enquête des Nations Unies chargée de promouvoir la responsabilité pour les crimes commis par Daech. Basée en Irak, cette dernière a opéré dans un cadre plus restreint. Son avenir est d’ailleurs incertain, le gouvernement irakien n’ayant pas sollicité la reconduction de son mandat, ce qui laisse présager sa fermeture prochaine.
En définitive, les milices affiliées aux Gardiens de la révolution et Daech incarnent deux manifestations d’un même fléau violent. Ces entités trouvent un terreau fertile dans les zones de conflit imminent et au sein d’États défaillants, dépourvus de mécanismes efficaces pour les tenir comptables de leurs exactions. La clé pour neutraliser ces groupes réside dans la reconstruction des structures étatiques et le rétablissement de l’état de droit, une tâche qui nécessite indubitablement le concours de la communauté internationale.

Nadim Shehadi est un économiste libanais.

X: @Confusezeus

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com