PARIS : La France n’a pas renoncé à son initiative au Liban, lancée en août dernier. Elle estime toujours qu’elle est la seule alternative pour mettre fin au naufrage d’un pays qui ressemble désormais à un Titanic qui «coule sans orchestre». Quels sont les enjeux qui incitent le président Emmanuel Macron à persister dans sa démarche? Et quels sont les dessous du blocage de la situation libanaise et de la méthode française pour démêler cet imbroglio ?
En ce début 2021, la France ne s’avance pas masquée au Liban. Elle continue d’agir avec prudence en menant une politique attentiste, tout en essayant en coulisses de tirer les ficelles pour «secouer» la classe politique libanaise. Elle poursuit son action, en tenant compte de la dimension régionale de l’impasse libanaise, en particulier la question iranienne et le poids décisif que pourrait jouer Washington dans toute solution potentielle.
L’année 2020 a été terrible pour le Liban, où trois crises se sont cumulées : économique et financière, sanitaire et politique. Les deux grandes explosions du 4 août dernier au port de Beyrouth, et leur désastreux bilan humain et matériel, n’ont fait qu’accentuer les crises en cours et la faillite de l’État. Conscient du cercle vicieux libanais et de la plus grave crise financière qu’ait connu le pays du Cèdre depuis la création du Grand-Liban il y a cent ans, le président français s’est rendu deux fois au Liban en 2020 (il projetait de s’y rendre une troisième fois fin décembre, mais a dû annuler son voyage après avoir été contaminé par la Covid-19). Il a déployé tout son talent pour inciter les différents dirigeants libanais à s’entendre pour sauver in extremis leur pays de la faillite et pour que le Liban (maillon faible ou victime de son environnement géopolitique) ne soit pas sacrifié – comme à son habitude – sur l’autel de deals passés entre acteurs extérieurs.
Un carrefour géopolitique
Certes, la France porte une responsabilité particulière, compte tenu des liens historiques, culturels, économiques et humains qui existent avec le Liban. Mais, les enjeux d’un sauvetage du Liban ne répondent pas à des intérêts économiques somme toute limités ou ne s’expliquent pas par des liens passionnels entre les deux pays. Ils tiennent surtout à des questions politiques: le Liban est vu comme un carrefour géopolitique dans la Méditerranée orientale visé par un expansionnisme turc inquiétant pour Paris et l’Europe. Le Liban est également un pays important, car francophone et donc décisif pour l’influence française en Orient. Paris constate avec amertume la crise existentielle qui frappe le Liban, au bord de la faillite financière et politique, et mis en danger par ses liens de plus en plus étroits avec l’axe iranien, et son éloignement des pays arabes.
En ce début 2021, la France ne s’avance pas masquée au Liban. Elle continue d’agir avec prudence en menant une politique attentiste, tout en essayant en coulisses de tirer les ficelles pour «secouer» la classe politique libanaise.
Emmanuel Macron pense que sa tentative de sauvetage vaut la peine, contrairement à d’autres acteurs internationaux, et la France se distingue par sa position singulière, en accordant une place prioritaire au dosser libanais. Il veut mettre en place une politique à la hauteur des enjeux, constatant avec dépit que le pays du Cèdre est en train de perdre tout ce qui le distinguait auparavant: un système bancaire attractif, l’incontournable port de Beyrouth, la qualité de l’enseignement varié et le multilinguisme, et son système médical développé.
Ainsi, la France a voulu agir vite, proposant un moratoire sur les principaux différends politiques (intérieurs et extérieurs, comme l’armement du Hezbollah ou le conflit entre axes régionaux), afin de former un «gouvernement de mission» composé d’experts ou d’indépendants validés par la classe politique et les institutions, tout en ne proposant pas des élections anticipées (une revendication faite par certains partis et des groupes de la «révolution du 17 octobre»), à la suite du véto opposé par le Hezbollah.
Les dessous du blocage
Plus de cinq mois après la première visite de Macron au Liban, l’impasse reste totale. Une première tentative de former un gouvernement a échoué quand l’ambassadeur Mustapha Adib, désigné Premier ministre, s’est heurté aux exigences de la composante chiite qui a voulu conserver le portefeuille des Finances et qui s’est opposée à l’idée d’un roulement des ministères selon les confessions, l’un des points-clé de l’initiative française. Le refus de la composante chiite, le Hezbollah et le mouvement Amal, de coopérer a été perçu comme une réaction aux sanctions prises par les Américains contre deux anciens ministres libanais accusés de collision avec le Hezbollah, confirmant ainsi l’importance des facteurs extérieurs dans la politique intérieure libanaise. Plusieurs pans de l’opinion publique libanaise et certaines forces politiques ont fait remarquer que toute tentative de solution ou de réformes ne pourrait pas aboutir si le pays n’était pas à même de recouvrer sa souveraineté, écornée par le Hezbollah et son parrain iranien.
Sur cette question, la déception française a été unanime: le pari de l’Hexagone sur un rôle facilitateur du Hezbollah a échoué. L’ancien ambassadeur de France à Beyrouth, Bruno Foucher, n’a-t-il pas cessé de répéter que le dialogue français constant avec l’Iran (et le Hezbollah) représentait «une valeur ajoutée» de la diplomatie française ? Mais, à l’épreuve des faits, l’avantage supposé de cette dernière n’a pas pesé. L’autre déception de l’Élysée concerne sans doute la quasi–totalité des dirigeants politiques libanais, qui n’ont pas respecté leurs engagements en faisant prévaloir leurs revendications partisanes sur l’intérêt national. Sans doute, la corruption systématique représente-t-elle un mal chronique mutuellement lié à l’érosion de l’aura de l’État (et à l’État dans l’État représenté par le Hezbollah).
Plus de cinq mois après la première visite de Macron au Liban, l’impasse reste totale. Une première tentative de former un gouvernement a échoué quand l’ambassadeur Mustapha Adib, désigné Premier ministre, s’est heurté aux exigences de la composante chiite qui a voulu conserver le portefeuille des Finances et qui s’est opposée à l’idée d’un roulement des ministères selon les confessions, l’un des points-clé de l’initiative française.
Ce premier échec n’a pas sapé tous les efforts français. À la suite de la démission de Hassan Diab, la France s’est félicitée du choix de l’ambassadeur Adib, un homme m’appartenant pas à l’élite politique traditionnelle. La cellule élyséenne qui pilote le dossier libanais a tenté à ce moment de contourner le veto américain à l’encontre du Hezbollah, en poussant à la formation d’une équipe ministérielle indépendante. Mais cette option ayant tourné court, Paris, après une longue attente, est revenu à un choix plus classique, en soutenant le retour de Saad Hariri, espérant que ses deux «amis» (le général Aoun et Saad Hariri) s’entendent pour sauver un système libanais à la dérive, offrant ainsi à la diplomatie française un certain succès.
Équilibres politiques
Ce choix a été fait en dépit de réserves de certains membres de la cellule élyséenne qui ont mis en garde contre le retour d’un Hariri «incompétent et impopulaire». Mais d’autres membres ont vu dans l’héritier de Rafic Hariri l’homme capable de gérer de manière réaliste les équilibres politiques au Liban, une position finalement adoptée par le président français.
Les premiers plaidaient pour la formation d'un gouvernement dominé par des technocrates et des indépendants, mais validé par les forces politiques internes et externes, y compris le Hezbollah. En pratique, Macron s'est vu contraint d'adopter la deuxième option, car c'était la seule alternative pour déclarer que son initiative n’avait pas échoué et qu’elle restait toujours d’actualité. Après s’être davantage impliqué dans le dossier libanais, il a considéré que Paris avait plus à perdre de la chute de l'État libanais, dans sa forme actuelle, dans la mesure où la France perdrait ainsi une position-clé qu’il serait incapable de retrouver au Moyen-Orient, lieu de confrontation de nombreux acteurs régionaux et internationaux.
Saad Hariri a déjà été Premier ministre du Liban de 2009 à 2011 et de 2016 à 2020. Il n’a hélas brillé ni par ses réformes, ni par sa gestion du pays, ni par sa résistance aux prétentions du Hezbollah, ni par le partage du pouvoir avec le gendre du président Aoun, l’ancien ministre chrétien Gebran Bassil. Il n’a toujours pas réussi à composer un gouvernement technique capable de réaliser les réformes requises pour le pays. Cependant, dès le début, il est apparu que les chances de Hariri ne seraient pas meilleures que celles de Moustapha Adib, en raison de plusieurs éléments: l’absence de changement dans la politique américaine, la persistance du litige avec le duo Aoun–Bassil concernant le partage de portefeuilles, et l’insistance du Hezbollah pour maintenir sa présence au gouvernement.
Le Hezbollah au cœur de l’équation
Selon les «fuites» de la «cellule du Liban» à l'Élysée, Paris tient à la fois Aoun et Hariri responsables de l'avortement de la formation du gouvernement, et insiste afin qu’ils travaillent ensemble pour réparer les fissures. Paris regrette que cette impasse fasse rater au Liban une occasion de mettre fin à l'effondrement du pays, et empêche le lancement de négociations sérieuses avec la communauté internationale afin de financer un programme de réformes majeur dont le Liban a plus que jamais besoin. Paris estime que Hariri devrait ouvrir un canal direct avec Gebran Bassil en tant que chef du plus grand bloc parlementaire, et ne fermer les portes des négociations avec aucun parti, pour faciliter la formation du gouvernement. Mais pour le moment, les souhaits français demeurent des vœux pieux. Plusieurs sources concordantes affirment que toutes les discussions sur les différences de quota au sein du gouvernement, les portefeuilles et les noms des ministres entre Hariri et l'équipe du président Michel Aoun ne visent qu'à dissimuler le vrai problème: la participation ou non du Hezbollah au gouvernement, et sous quelle forme.
Face à cette impasse, certaines sources avancent que la France a misé sur le départ de l'administration Trump et l’arrivée de Joe Biden, comme le pariaient les cercles iraniens. Paris espère que son initiative libanaise pourra faire une percée, si l'intensité de la confrontation entre Washington et Téhéran commence à baisser à la fin de janvier 2021. On espère à la cellule élyséenne qu’un nouveau climat permettra la formation d'un gouvernement auquel le Hezbollah participera sous une forme ou une autre, dans le cadre d'un accord international-régional, dans lequel la France jouera un rôle primordial en le parrainant, comme cela a toujours le cas avant et après les accords de Taëf mettant fin à la guerre civile (1975-1990). Mais cet attentisme et ce pari sur l’avènement de l’administration Biden sont risqués car le dossier libanais n’est pas prioritaire et il n’est pas du tout certain que le climat s’apaise si vite entre Washington et Téhéran.
Face à cette impasse, certaines sources avancent que la France a misé sur le départ de l'administration Trump et l’arrivée de Joe Biden, comme le pariaient les cercles iraniens. Paris espère que son initiative libanaise pourra faire une percée, si l'intensité de la confrontation entre Washington et Téhéran commence à baisser à la fin de janvier 2021.
Par conséquent, Hariri tente de gagner du temps tant que le duo Amal-Hezbollah ne le lâche pas, tandis que la partie française le pousse à ne pas jeter l’éponge malgré les zizanies internes (surtout avec le camp du président Aoun). Hariri, qui tente toujours de ménager Washington, espère pour plus tard une normalisation de ses liens avec Riyad.
Cet entêtement français à sauver in extremis le Liban ne trouve pas en pratique d’écho côté libanais. De plus, le contexte régional et la position américaine à l’encontre du Hezbollah, pourrait s’enliser dans le cas d’un attentisme de l’administration Biden à la manière d’En attendant Godot. De même, un ancien diplomate européen connaisseur du pays du Cèdre invite la France à changer de méthode au Liban et à tenter avec le Vatican et avec d’autres acteurs arabes une action concertée pour qu’elle soit efficace et productive. En somme, malgré toutes les contraintes extérieures et les initiatives amicales, le Liban ne semble toujours pas prêt à se sauver lui-même.