LONDRES: L'offensive militaire israélienne dans la bande de Gaza s'est étendue aux pays voisins et a provoqué une onde de choc dans l'ensemble de la région, transformant la Syrie, le Liban, l'Irak et le Yémen en champs de bataille dans une guerre par procuration de plus en plus intense entre les États-Unis et l'Iran.
Cette instabilité croissante a fait des ravages dans les économies de la région, dont beaucoup étaient déjà aux prises avec de profondes récessions, une inflation galopante, un chômage élevé et une instabilité politique, les laissant mal équipées pour résister à un conflit majeur.
Le Fonds monétaire international a revu à la baisse de 0,5% les projections de croissance régionale pour 2024 en octobre, à la suite des attaques menées par le Hamas contre Israël, qui ont fait 1 200 morts et 240 otages, et qui ont déclenché le conflit actuel à Gaza.
Le produit intérieur brut régional devrait croître d'à peine 2,9% cette année, ce qui représente une maigre amélioration par rapport à la modeste croissance de 2% observée en 2023.
Avec leurs économies stagnantes, ces pays pourraient facilement imploser si le conflit s'aggravait.
«Le Liban, la Syrie, l'Irak et le Yémen sont tous confrontés à des crises existantes d'une manière ou d'une autre et ne peuvent se permettre de voir les investisseurs économiques fuir à cause des risques élevés de guerre», a déclaré Omar Rahmane, membre du Middle East Council on Global Affairs, à Arab News.
Depuis le lancement de sa campagne militaire à Gaza, Israël a simultanément mené une série de frappes contre des cibles en Syrie et au Liban, dont beaucoup visaient des membres importants du Hamas et de son allié iranien, le Hezbollah.
La plus récente de ces attaques a eu lieu en janvier, lorsqu'une frappe israélienne sur la capitale syrienne Damas a touché un immeuble résidentiel qui aurait été utilisé par des membres du Corps des gardiens de la révolution islamique d'Iran.
«La Syrie est devenue un champ de bataille pour les rivalités entre grandes puissances, tant régionales qu'internationales», a expliqué à Arab News Joshua Landis, directeur du Centre d'études sur le Moyen-Orient et du Centre de la famille Farzaneh pour les études sur l'Iran et le Golfe arabe à l'université d'Oklahoma.
La multiplication des frappes israéliennes sur les bases militaires, les dépôts d'armes et les aéroports syriens, ainsi que le nombre croissant d'assassinats ciblés de hauts responsables iraniens, «signifient plus de mort, de destruction et d'instabilité», a-t-il alerté.
Landis estime que l'escalade de la conflagration régionale, avec Israël et les États-Unis dans un coin et les milices mandataires de l'Iran dans l'autre, a «fourni une couverture à de nombreux combattants locaux pour augmenter le rythme de leurs attaques», aggravant ainsi les multiples problèmes de la Syrie qui se chevauchent.
«Le régime syrien a bombardé les milices du nord-ouest de la Syrie afin de les empêcher de mettre en place des institutions étatiques efficaces dans leur région», a révélé Landis, faisant référence aux groupes d'opposition armés qui contrôlent toujours la province d'Idlib et certaines parties d'Alep.
«La Turquie a intensifié sa campagne d'assassinat contre les principaux responsables des Unités de défense du peuple (YPG) dans le nord-est de la Syrie, et les communautés syriennes locales se sont soulevées contre l'oppression et la mauvaise gestion des autorités locales.
«Les Druzes poursuivent leurs manifestations contre le régime dans le Djebel druze, et les tribus arabes continuent de militer contre les Kurdes dans le nord-est de la Syrie.»
Dans ce contexte, le régime de Bachar el-Assad à Damas, longtemps soutenu par l'Iran et le Hezbollah, s'est retrouvé, volontairement ou non, pris au milieu de cette nouvelle crise régionale.
Plus tôt ce mois-ci, les États-Unis ont lancé des frappes contre 85 cibles à sept endroits en Syrie et en Irak en représailles aux attaques de milices soutenues par l’Iran contre les troupes américaines stationnées dans la région, notamment l’incident du 27 janvier au cours duquel trois membres du personnel américain ont été tués et 40 blessés dans une base en Jordanie près de la frontière syrienne.
Et bien qu’il ait déclaré que «les États-Unis ne cherchent pas de conflit au Moyen-Orient ou ailleurs dans le monde», le président, Joe Biden, a promis que sa réponse «se poursuivra aux moments et aux endroits de notre choix».
Pour la population syrienne, cette escalade régionale est synonyme d'une plus grande misère. «Les retombées économiques de cette violence et de cette instabilité ont été graves», a déclaré Landis. «L'économie est gelée. L'inflation continue de ronger le pouvoir d'achat des Syriens, les plongeant dans une pauvreté toujours plus grande.»
Selon les chiffres de l’ONU, 90% de la population syrienne est aux prises avec la pauvreté, dont 80% vivent sous le seuil de pauvreté.
Le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies a déclaré en décembre que 16,7 millions de personnes avaient besoin d'une aide humanitaire en Syrie.
Cependant, avec les multiples conflits et crises qui font rage à travers le monde, le secteur de l'aide humanitaire est confronté à une crise de financement qui lui est propre.
Les Nations unies ont demandé 46 milliards de dollars (1 dollar américain = 0,93 euro) de dons pour 2024, soulignant que le déficit actuel laisserait plus de 150 millions de personnes sans aide.
«Le Programme des Nations unies pour le développement et le Programme alimentaire mondial sont en train de vider leurs programmes d’aide humanitaire alors que le regard international est détourné vers Gaza, le Soudan et d’autres points chauds», a expliqué Landis.
Les premiers signes de reprise de l'économie syrienne ont été rapidement enterrés.
En Syrie, le secteur du tourisme «qui a été un positif l’année dernière, ne peut que ralentir dans l’ombre de la guerre de Gaza et de l’instabilité régionale», a jugé Landis.
Le Liban est confronté à des défis similaires. Sa frontière avec Israël est un point chaud depuis le début du conflit de Gaza en octobre, avec des échanges de tirs sporadiques entre les forces de défense israéliennes et les groupes armés libanais, dont le Hezbollah.
De nombreux Libanais craignent qu'une véritable guerre, encore plus destructrice que la guerre de 2006, n'éclate facilement, avec des conséquences inimaginables pour les civils.
Le ministre israélien de la Défense, Yoav Gallant, a averti en janvier que «la possibilité de parvenir à un règlement politique avec le Liban s'éloigne et que, par conséquent, nous pourrions finir par recourir à une action militaire».
En proie à une crise financière paralysante depuis 2019 et piégé dans un état de paralysie politique, incapable de nommer un nouveau président ou de mettre en place une administration qui fonctionne, le Liban est peut-être particulièrement vulnérable.
«Le Liban, qui est déjà en difficulté sur le plan économique et politique, est confronté à la perspective la plus claire d'un conflit militaire catastrophique, comme en 2006», a prévenu Rahmane.
«C'est pourquoi le Hezbollah est réticent à l'idée d'une escalade majeure avec Israël, en dépit de ses autres penchants», a-t-il ajouté.
Citant la «grande incertitude» engendrée par la guerre de Gaza, la Banque mondiale s'est abstenue de proposer une prévision pour le PIB du Liban en 2024.
Le département des affaires économiques et sociales des Nations unies prévoit quant à lui une croissance modeste de 1,7%.
Eva J. Koulouriotis, analyste politique spécialisée dans le Moyen-Orient, a averti que toute escalade à la frontière israélo-libanaise vers une guerre totale «aurait de graves répercussions».
Cette évolution «dangereuse augmentera la probabilité de son expansion en Syrie et en Irak, ainsi qu'une plus grande escalade au Yémen dans le cadre de ce que les armes régionales de l'Iran appellent la stratégie d'“unification des arènes”» a-t-elle précisé à Arab News.
«Sur le plan politique, au Liban, la division et le désaccord entre les factions politiques vont s'accentuer et le spectre d'une nouvelle guerre civile va resurgir. Cela signifiera un effondrement complet de l'économie», a-t-elle ajouté.
Koulouriotis estime qu'une escalade entre Israël et le Hezbollah, associée à l'impossibilité d'obtenir un cessez-le-feu à Gaza, ne fera qu'alimenter la menace que représente la milice houthie soutenue par l'Iran au Yémen pour la navigation commerciale dans la mer Rouge et le golfe d'Aden.
Depuis le 19 novembre, les Houthis ont lancé plus de 20 attaques de missiles et de drones contre des navires naviguant dans ces voies d'eau stratégiques, dans le but déclaré de faire pression sur Israël pour qu'il mette fin à sa campagne militaire à Gaza.
Début février, les États-Unis et le Royaume-Uni ont lancé une série de frappes visant 36 positions houthies. Le porte-parole militaire des Houthis, Yahya Saree, a déclaré que la capitale du Yémen, Sanaa, faisait partie des sites visés.
En proie depuis 2015 à une guerre civile meurtrière entre les Houthis et le gouvernement internationalement reconnu, le Yémen est déjà dans un état de ruine économique, une partie de sa population étant au bord de la famine.
«Déchiré par la guerre, le Yémen est déjà très dépendant de l'aide humanitaire et se trouve au milieu de négociations de longue haleine pour mettre fin à une guerre qui dure depuis huit ans», a déclaré Rahmane, avertissant que «la confrontation actuelle avec les États-Unis et le Royaume-Uni risque de déstabiliser ce processus et de perturber les flux cruciaux d'aide et de redéveloppement économique».
Les États-Unis ont également lancé plusieurs attaques contre des milices soutenues par l'Iran et opérant en Irak. Le 8 février, une frappe de drone américain à Bagdad a tué un haut commandant des Kataeb Hezbollah ainsi que deux de ses gardes.
Le Pentagone a affirmé que ce commandant était responsable de l'attaque mortelle du 27 janvier contre les forces américaines en Jordanie.
EN CHIFFRES
- 2,9% = Prévisions de croissance du PIB du FMI pour le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord en 2024.
- 90% = Proportion de la population syrienne confrontée à la pauvreté, selon les chiffres de l'ONU.
- 16,7 millions de personnes ont besoin d'une aide humanitaire en Syrie, selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies.
- 1,7% = Croissance prévue du Liban en 2024, selon le Département des affaires économiques et sociales de l'ONU.
Les bases militaires américaines au Moyen-Orient ont été touchées par plus de 165 attaques de roquettes et de drones depuis la mi-octobre.
Sorti de décennies de conflit et d'insurrection, l'Irak montrait des signes de reprise économique, même s'il dépendait encore largement des exportations de pétrole et d'un secteur public hypertrophié.
Bien que l'instabilité régionale soit sans aucun doute malvenue au moment même où les choses semblaient se mettre en place, Rahmane estime que la dernière flambée de violence régionale constitue un «bilan mitigé» pour l'Iraq.
«Dans un sens, son économie dépendante des exportations de pétrole bénéficie de l'instabilité et de la hausse des prix. Les milices alignées sur l'Iran sont également en mesure de faire avancer leur programme, qui consiste à pousser les États-Unis hors du pays», a-t-il expliqué.
«D'autre part, l'Irak est déjà confronté à une précarité politique et économique et risque fort de devenir un point d'ignition majeur, voire une ligne de front, dans une guerre régionale incluant l'Iran, alors qu'il tente de se reconstruire après des décennies de guerre.»
Landis est toutefois optimiste quant aux perspectives de la Syrie si les États-Unis sont poussés à quitter l'Irak. «Si l’Amérique est forcée d’abandonner ses bases en Irak, des pressions s’exerceront pour évacuer la Syrie», a-t-il spécifié.
«Si Damas retourne dans le nord-est de la Syrie, les possibilités d’une relance économique s’ouvriront.
«Les Kurdes en souffriront, mais la plupart des Syriens qui vivent sous le contrôle du gouvernement retrouveront le pétrole, le gaz et l'électricité. Cela aidera la Syrie à reprendre le contrôle de ses terres et de ses ressources», a estimé Landis.
Les États-Unis ont quelque 2 500 soldats stationnés en Irak, 900 en Syrie et environ 3 000 en Jordanie dans le cadre d'une coalition dirigée par les États-Unis qui vise, selon le Pentagone, à empêcher la résurgence du groupe terroriste Daech.
Bien que la région ressemble de plus en plus à un champ de bataille entre les États-Unis et l'Iran, Koulouriotis doute que la région soit le théâtre d'une confrontation directe entre les deux parties, ce qu'aucune d'entre elles ne prétend vouloir.
«Malgré l'escalade actuelle sur différents fronts dans la région, les deux principales parties au conflit à Washington et à Téhéran ne sont toujours pas intéressées par une confrontation directe et globale», a-t-elle soutenu.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com