ANKARA: Mardi, le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu, a durement critiqué la menace de nouvelles sanctions américaines et occidentales contre Ankara pour sa coopération militaire avec la Russie. Ces sanctions vont «à l’encontre de nos droits souverains».
Il a été rejoint par son homologue russe, Sergueï Lavrov, pour mettre en évidence leur engagement à poursuivre le renforcement des liens entre les deux pays.
Les commentaires interviennent alors que les deux ministres se réunissent dans la ville balnéaire russe de Sotchi afin de discuter des questions régionales et internationales avant une réunion prévue des présidents Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan dans le cadre du Conseil de coopération russo-turc de haut niveau.
Parmi les questions bilatérales figurent la construction d’une centrale nucléaire et la poursuite du développement du gazoduc TurkStream. La coopération militaire avec Ankara a été saluée par Moscou – malgré les sanctions américaines en vertu de la loi Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act (Caatsa), une loi de 2017 qui cible les exportations de l’industrie de défense russe.
Pour Sergueï Lavrov, les sanctions américaines pour l’achat et l’activation par la Turquie du système de défense aérienne russe S-400 sont une «tentative de promouvoir les intérêts de l’industrie américaine à l’aide de méthodes injustes». Il affirme que la Turquie et la Russie font face à des sanctions occidentales pour avoir simplement continué leurs politiques indépendantes.
«Ces sanctions contre les industries de défense turques vont à l’encontre de nos droits souverains. Nous n’abandonnerons jamais nos objectifs», souligne Mevlut Cavusoglu.
Le renforcement des relations militaires entre la Turquie et la Russie, au mépris des appels de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan), risque de provoquer une rupture sans précédent avec l’Alliance. Néanmoins, pour le ministre turc, le partenariat entre la Turquie et la Russie ne s’ingère en aucun cas dans l’alliance de l’Otan.
Washington et l’Otan craignent que l’activation par la Turquie du système de défense russe ne donne au Kremlin un aperçu des capacités de défense de l’Alliance dans la région.
Au cours de l’année passée, Erdogan et Poutine se sont entretenus quinze fois. Selon Samuel Ramani, analyste du Moyen-Orient de l’université d’Oxford, l’Otan sera certainement mécontente de la réunion Russie-Turquie, d’autant plus que les deux pays se sont engagés à accroître leur coopération militaire.
«Il est impossible de connaître la teneur des échanges au sujet de la Syrie et de la Libye, mais rien ne permet de penser que la Russie donnera son feu vert à une expansion turque dans l’un ou l’autre pays», explique-t-il à Arab News.
Mercredi, M. Lavrov devait rencontrer Mohammed Syala, ministre libyen des Affaires étrangères du gouvernement d’union nationale (GUN) installé à Tripoli, afin d’aborder les questions régionales ainsi que les problèmes purement libyens.
Au sujet du conflit libyen, le ministre russe indique que les deux parties «continueront leurs efforts de manière à rendre la situation en Libye la plus normale possible par le biais d’un dialogue intralibyen global.
Selon Samuel Ramani, le défi des sanctions occidentales était un principe fondamental de la politique étrangère russe. Moscou considère que c’est un moyen de renverser la politique étrangère indépendante des États opposés aux intérêts américains.
«La Russie et la Turquie partagent généralement cette vision de la politique de sanctions des États-Unis. Pour eux, c’est la même logique contre l’Iran et contre le Venezuela. La Russie et la Turquie considèrent les sanctions comme des punitions pour les actions antiaméricaines de Téhéran et de Caracas», précise-t-il.
Toutefois, les voies de coopération récentes entre la Russie et les Forces démocratiques syriennes (FDS) dirigées par les Kurdes pourraient provoquer la colère d’Ankara.
Le jour de la rencontre entre les deux ministres des Affaires étrangères, un responsable des FDS a confirmé que davantage de points d’observation seraient installés autour de la ville syrienne d’Ain al-Issa par l’armée russe.
Néanmoins, pour la Turquie, les unités de protection du peuple kurde syrien (YPG) vont se retirer complètement de la ville. La Turquie bloque également les efforts du régime syrien pour reprendre le bastion rebelle d’Idlib malgré le soutien de la Russie aux forces du président Bachar al-Assad.
«L’Otan continuera très probablement à surveiller le réseau complexe des relations entre Moscou et Ankara, qui couvre une zone géographique qui s’étend désormais de la Libye au Caucase du Sud», explique à Arab News Rauf Mammadov, chercheur à l’Institut du Moyen-Orient.
«La politique étrangère affirmée et indépendante naissante d’Ankara a certainement attiré l’attention de la communauté transatlantique, mais elle n’a débouché sur aucune action concrète, principalement en raison de la désunion entre les membres de l’Alliance.»
«Cette situation découle des intérêts contradictoires de certains membres de l’Otan concernant les actions de la Turquie en Libye et ailleurs», dévoile M. Mammadov.
Contrairement à la Syrie, où la Russie a soutenu sans équivoque le régime d’Assad, Mammadov explique que Moscou, alternant entre Tobrouk et Tripoli, a montré un soutien latent à l’homme fort libyen Khalifa Haftar, commandant de l’armée nationale libyenne basée à Tobrouk.
«C’est l’engagement actif d’Ankara en Libye qui a conduit à l’opposition du Kremlin au GUN. Moscou devrait continuer à contrecarrer l’expansion de la Turquie en Libye, compte tenu surtout de l’importance des régions du sud, riches en pétrole et en gaz», poursuit le chercheur.
Certains experts soulignent tout de même que les récentes sanctions américaines approuvées par l’administration du président sortant, Donald Trump, poussent Erdogan à identifier ses alliés et à définir sa stratégie pour 2021.
Pour Ozgur Unluhisarcikli, directeur du bureau d’Ankara du Fonds Marshall allemand, il n’est pas surprenant que la Russie souhaite utiliser les sanctions américaines contre la Turquie comme une occasion de creuser de plus en plus le fossé entre Ankara et l’Otan.
«À ce stade, la Turquie devra décider s’il faut aggraver la tension avec les États-Unis en réaction des récentes sanctions de la Caatsa ou l’apaiser dans le but de trouver une solution équilibrée», ajoute-t-il.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com