LONDRES: Alors que les missiles et les bombes continuent de pleuvoir sur Gaza, réduisant des quartiers entiers en ruines et portant le nombre de morts à des niveaux toujours plus obscurs, on peut trouver, enfouis dans les décombres de l'histoire sanglante de la plus longue guerre du monde, des indices sur la manière dont le conflit actuel pourrait se terminer et sur l'impact qu'il pourrait avoir sur le paysage politique du Proche-Orient.
C'est du moins l'avis de l'historien et politologue israélien Ahron Bregman, basé au Royaume-Uni.
Auteur d'une demi-douzaine de livres sur les guerres apparemment sans fin d'Israël, il pense qu'il y a une chance que, dans ce dernier cycle de la saga israélo-palestinienne, quelque chose d'important se produise – un moment de «cygne noir», une métaphore utilisée par les théoriciens politiques et les analystes financiers pour décrire un événement rare, inattendu et imprévisible qui a des conséquences dramatiques et imprévues.
Israël est en guerre depuis soixante-quinze ans, depuis que David Ben-Gourion, le chef d'origine polonaise de l'Organisation sioniste mondiale, a déclaré la fondation de l'État le 14 mai 1948, le jour où le mandat britannique sur la Palestine a pris fin.
Pour des raisons politiques qui lui sont propres, la Grande-Bretagne a défendu la création d'un foyer national pour le peuple juif en Palestine depuis 1917, date à laquelle son gouvernement a publié la déclaration Balfour, s'engageant à soutenir «un foyer national pour le peuple juif en Palestine».
Mais c'est en Grande-Bretagne que se sont élevées les premières voix mettant en garde contre les conséquences inévitables du «déversement d'une population étrangère sur un pays arabe», comme l'a dit un membre de la Chambre des Lords britannique en 1920.
Le mal que cela causerait, a indiqué Lord Sydenham lors d'un débat sur le mandat palestinien à la Chambre des Lords le 21 juin 1922, «ne pourra jamais être remédié... ce que nous avons fait, c'est, par des concessions, non pas au peuple juif mais à une section extrême du sionisme, d’ouvrir une plaie à l'Est, et personne ne peut dire jusqu'où cette plaie s'étendra».
À ce jour, cette plaie s'étend sur un trois quarts de siècle.
La liste des conflits qui ont découlé de ce que Lord Sydenham a décrit comme «une injustice flagrante... contraire aux sentiments et aux souhaits de la grande majorité du peuple de Palestine» est longue.
La guerre israélo-arabe de 1948, précédée d'une guerre civile entre les communautés arabe et juive et déclenchée par l'indignation du monde arabe face au plan de partage de la Palestine établi par les Nations unies, a constitué le premier acte de cette longue tragédie qui se joue encore aujourd'hui.
Adopté par l'Assemblée générale des Nations unies le 29 novembre 1947, ce plan attribue 56% du territoire aux Juifs, alors même que la Palestine compte encore deux fois plus d'Arabes.
Malgré les tentatives des commentateurs, des gouvernements et même de certains acteurs de présenter la conflagration palestinienne comme une bataille entre idéologies religieuses concurrentes, le thème central de tous les conflits ultérieurs est resté le même: la terre.
Comme l'écrit Bregman dans son ouvrage de 2010 intitulé «Israel's Wars - A History Since 1947» («Les guerres d’Israël – Une histoire qui dure depuis 1947»): «Dans une perspective historique, ces guerres courtes et distinctes peuvent être considérées comme un conflit continu où le territoire – d'abord la terre de Palestine, puis les terres saisies par Israël au cours des guerres ultérieures – est le principal, mais non le seul, élément déclencheur de conflagrations répétées.
«Le bilan, après plus de soixante ans de conflit israélo-arabe, indique que sur le champ de bataille, il n'y a pas eu de vainqueur clair – ni arabe, ni israélien», a-t-il ajouté.
Pourtant, selon lui, malgré l'horreur sans bornes de l'attaque du Hamas le 7 octobre et la réponse militaire intransigeante de plus en plus largement condamnée d'Israël, le conflit actuel pourrait s'avérer avoir remis les pendules à l'heure, ouvrant enfin la voie à une solution à deux États.
À première vue, cela semble contre-intuitif. Bien que le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, ait nié qu'Israël envisage de réoccuper la bande de Gaza, libérée par son prédécesseur Ariel Sharon il y a près de vingt ans, c'est précisément ce que réclament les faucons de son gouvernement.
«Il y a des personnes de l’extrême droite au sein du gouvernement qui souhaitent un retour à la reconstruction des colonies juives de Gaza qu'Ariel Sharon a évacuées en 2005», a signalé Bregman.
Mais, selon lui, ce n'est pas ainsi que se terminera le conflit actuel.
«Sharon a compris qu'il n'était pas possible de faire vivre 8 000 colons parmi 1,8 million de personnes, à l'époque hostiles, et qu'il n'était pas possible de faire vivre des colons parmi 2,2 millions de Palestiniens, qui seront encore plus hostiles après les destructions auxquelles nous assistons actuellement.
«En outre, tout retour d'Israël dans la bande de Gaza se heurterait à l'opposition de l'ensemble de la communauté internationale, principalement des États-Unis, dont Israël est aujourd'hui très dépendant», a précisé Bregman.
Pour beaucoup, les scènes de Palestiniens fuyant leurs maisons à Gaza ont réveillé les souvenirs douloureux de la Nakba, le déplacement forcé de plus de la moitié de la population palestinienne avant et pendant la guerre israélo-arabe de 1948.
La fureur de la réaction israélienne aux événements du 7 octobre a également fait ressurgir des souvenirs de la guerre des six jours de 1967, à l'issue de laquelle Israël s'était emparé du plateau du Golan, de la bande de Gaza, de la péninsule du Sinaï et de la Cisjordanie, notamment Jérusalem-Est, élargissant ainsi considérablement son territoire aux dépens de centaines de milliers d'Arabes déplacés.
Mais Bregman, professeur principal au département des études sur la guerre du King's College de Londres et auteur de nombreux ouvrages sur le conflit israélo-arabe, se penche sur un autre épisode de cette longue saga afin de trouver un indice sur la façon dont les événements pourraient maintenant se dérouler.
Il y a cinquante ans, en octobre 1973, une attaque surprise a été lancée contre Israël par une coalition de pays arabes dirigée par l'Égypte, motivée par le désir de récupérer les terres saisies par Israël en 1967.
La guerre du Ramadan, ou guerre du Kippour, s'est soldée par la victoire d'un Israël fortement soutenu par les armes américaines, mais elle a déclenché une série d'événements qui ont modifié le paysage politique et territorial.
«Avant la guerre de 1973, le président égyptien Anwar al-Sadat a fait une proposition de paix aux Israéliens: Retirez-vous du Sinaï, pas complètement, mais de 35 km, et nous nous engagerons dans un processus de paix», a déclaré Bregman.
La proposition a été rejetée par Golda Meir, la Première ministre israélienne, et Al-Sadat a déclaré la guerre.
«Et puis il s'est passé quelque chose de très intéressant. Après la guerre, le retrait souhaité par Al-Sadat s'est exactement produit. En 1974, les Israéliens se sont retirés dans le Sinaï, à exactement 35 kilomètres.»
Cela a conduit aux accords de Camp David en 1978 et à la signature, l'année suivante, du traité de paix historique entre Israël et l'Égypte, qui est devenue le premier pays arabe à reconnaître officiellement Israël et a récupéré la totalité de la péninsule du Sinaï.
Le traité, qui a valu à Al-Sadat et à Menachem Begin, alors Premier ministre israélien, le prix Nobel de la paix, a été largement condamné dans le monde arabe à l'époque comme une trahison des Palestiniens et a conduit à l'assassinat d’Al-Sadat en 1981.
«Mais après la guerre de 1973, les Israéliens étaient prêts à faire des choses qu'ils n'étaient pas prêts à faire auparavant, à cause de la guerre», a expliqué Bregman.
«Il s'agissait d'un évènement improbable et peut-être que ce que nous voyons maintenant sera également un évènement improbable, qui pourrait tout changer», a-t-il estimé.
Bregman, qui vit au Royaume-Uni depuis 1989, retourne régulièrement en Israël pour rendre visite à sa famille et connaît parfaitement le paysage militaire, politique et les services de renseignement du pays.
Il a servi dans les forces de défense israéliennes pendant six ans, participant en tant que commandant à la guerre du Liban en 1982, puis a travaillé comme assistant parlementaire à la Knesset et a écrit «The Spy Who Fell to Earth» («L'Espion tombé du ciel», le best-seller de 2016 sur l'espionnage entre l'Égypte et Israël, qui a ensuite fait l'objet d'un documentaire sur Netflix.
«Ne vous méprenez pas sur mes propos», a-t-il déclaré. «Ce qui s'est passé le 7 octobre est barbare, à l'égal de Daech, au plus haut point sur l'échelle du mal.
«Mais si l'on considère la situation d'un point de vue purement militaire, il s'agit d'une opération très réussie pour le Hamas. Ils ont surpris les Israéliens de plein fouet. Maintenant, j'imagine que de nombreux Palestiniens de la bande de Gaza sont en colère contre eux à cause des destructions. Mais à long terme, cette opération sera considérée comme un événement majeur dans la mythologie et l'histoire du peuple palestinien, un événement majeur après des années d'humiliation et de victoires israéliennes», a jugé Bregman.
La phase actuelle du conflit, croit-t-il, se terminera bientôt, «dans quelques jours, ou quelques semaines, parce que les Américains arrêteront les Israéliens» – Biden craindra de perdre son élection s'ils continuent. Mais c'est dans ce qui pourrait se passer ensuite que l'on verra à quoi ressemblera le futur de la région.
Il existe plusieurs issues possibles, dont l'intention déclarée de Netanyahou de détruire complètement le Hamas est l'une d'entre elles – et, selon Bregman, cela est impossible: «Le Hamas est autant une idée qu'un groupe de personnes.»
Mais, affirme-il, «si vous voulez tuer une idée, vous devez en proposer une meilleure, et une meilleure idée pour les Palestiniens serait: “Ici, vous allez avoir votre État.”»
Dans les circonstances actuelles, cette perspective semble extraordinaire. Mais, selon Bregman, c'est précisément la nature d'un scénario du genre «évènement imprévisible».
«Ce n'est pas agréable à dire, mais les Israéliens ont causé beaucoup de dommage et cela me ramène à 1973. C'est les dommages de 1973 qui ont secoué les Israéliens et qui ont permis la conclusion des accords Sinaï 1 et Sinaï 2», a-t-il clarifié.
Il suppose que, sous la pression des États-Unis, Israël pourrait faciliter le retour de l'Autorité nationale palestinienne à Gaza, où elle a perdu le contrôle au profit du Hamas en 2006. Dans ce scénario, Mahmoud Abbas, le président palestinien vieillissant, serait remplacé.
«Israël pourrait, par exemple, faire quelque chose de courageux et libérer Marwan Barghouti», a suggéré Bregman, en référence au dirigeant palestinien condamné à la prison à vie en 2002, mais qui est considéré comme un candidat unificateur potentiel.
Bregman a estimé que sous Barghouti, ou quelqu'un comme lui «l'Autorité palestinienne pourrait à nouveau gouverner les deux régions. Bien sûr, la droite israélienne serait très réticente, car toute la politique de Netanyahou a consisté à “diviser pour régner” – c'est lui qui a voulu maintenir le Hamas au pouvoir et l'a rendu puissant».
Mais l'un des effets de l'attentat du 7 octobre sera, selon lui, un choc sismique qui pourrait ébranler le paysage politique israélien jusque dans ses fondements.
«Une fois cette phase terminée, après le retour des réservistes de l'armée israélienne à la vie civile, il y aura des manifestations massives en Israël, bien plus importantes que tout ce que nous avons vu jusqu'à présent», a-t-il envisagé.
«Il y a tellement de colère refoulée en Israël en ce moment. Je peux la ressentir. Les Israéliens la gardent en eux pour l'instant parce qu'il y a une guerre en cours, mais elle sera certainement libérée», a ajouté Bregman.
Cette colère a été générée par l'échec de la riposte militaire à l'attaque du Hamas, la mauvaise gestion de la crise des otages par le gouvernement et le malaise croissant à long terme face aux provocations du mouvement des colons et aux incursions répétées dans l'enceinte de la mosquée Al-Aqsa par des extrémistes religieux juifs, soutenus par des ministres de droite, dont Itamar Ben-Givr, le ministre de la Sécurité nationale.
Ce sont ces provocations qui ont été citées par le chef du Hamas, Mohammed Deïf, comme l'élément déclencheur du conflit actuel. Le 11 octobre, une source du Hamas a déclaré à Reuters que la planification de l'attaque avait commencé en mai 2021, provoquée «par des scènes et des images d'Israéliens prenant d'assaut la mosquée Al-Aqsa pendant le ramadan, frappant les fidèles, les attaquant, traînant des personnes âgées et des jeunes hommes hors de la mosquée».
Selon Bregman, les manifestations en Israël, «seront massives et il sera intéressant de voir si Netanyahou survivra, mais le Cabinet actuel ne représente pas le véritable Israël et les extrémistes qui ont été autorisés à entrer au gouvernement devront probablement partir», ouvrant ainsi la voie à un gouvernement israélien plus pragmatique et, en fin de compte, à la possibilité d'une autorité palestinienne unique responsable à nouveau à la fois de Gaza et de la Cisjordanie.
«Ensuite, tout d'un coup, vous avez la base d'une solution à deux États et, à mon avis, c'est la finalité vers laquelle les Américains essaient maintenant de pousser les Israéliens», a-t-il estimé.
Bregman admet qu'une telle issue historique n'est pas certaine mais, selon lui, elle serait plus acceptable pour de nombreux Israéliens que les autres options, qui vont du renforcement et de l'approfondissement du «cercle d'acier» autour de Gaza à l'imposition d'une situation de zone B en Cisjordanie, dans laquelle le Hamas est autorisé à continuer à gérer la société civile, mais où Israël contrôle la sécurité.
Selon l'historien américano-palestinien Rachid Khalidi, auteur de «The Iron Cage» («La cage de fer») et de «The Hundred Years’ War on Palestine» («La guerre de cent ans contre la Palestine»), la poursuite du statu quo n'est certainement pas envisageable.
«Si Israël et les États-Unis mettent fin à cette guerre qu'ils mènent collectivement comme ils l'ont fait pour toutes les guerres précédentes – 1982, 2006, 2008-2009, 2014, etc. – en ne permettant aucune solution politique possible impliquant les droits nationaux des Palestiniens et la fin de l'occupation et de la colonisation, ils sèmeront les graines d'une autre guerre inévitable», a-t-il prévenu.
Le 11 août 1919, le ministre britannique des Affaires étrangères, Arthur Balfour, partisan enthousiaste du sionisme dont la déclaration de 1917 a ouvert la voie à des générations de misère, a rédigé une note choquante qui souligne le mépris de l'Empire britannique pour les Arabes de Palestine.
Le sionisme, écrivait-il, «qu'il soit juste ou faux, bon ou mauvais, est enraciné dans des traditions séculaires, dans des besoins présents, dans des espoirs futurs, d'une importance bien plus grande que les désirs et les préjugés des 700 000 Arabes qui habitent aujourd'hui cette terre ancienne».
Peut-être qu'aujourd'hui, après près d’un siècle de douleur et de souffrance, l'assaut du Hamas contre Israël pourrait s'avérer être l'impulsion pour qu'Israël et le monde reconnaissent enfin que les traditions ancestrales, les besoins actuels et les espoirs futurs des Arabes de Palestine sont d'une importance égale à ceux du peuple juif.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com