ISTANBUL: Un tribunal turc a condamné mercredi à plus de 27 ans de prison le journaliste d'opposition exilé Can Dündar, devenu la bête noire du président Recep Tayyip Erdogan après avoir révélé des livraisons d'armes d'Ankara à des groupes islamistes en Syrie.
M. Dündar, qui vit en exil en Allemagne, a été reconnu coupable d'aide à un groupe terroriste et d'espionnage pour avoir publié en 2015 une enquête sur ces livraisons d'armes par les services secrets turcs, dans le quotidien d'opposition Cumhuriyet dont il était le rédacteur en chef.
En mai 2016, M. Dündar, 59 ans, avait été condamné à cinq ans et dix mois de prison pour divulgation de secrets d'Etat dans cette affaire qui avait provoqué la colère de M. Erdogan, dont le pays soutient des groupes de l'opposition syrienne contre le régime du président Bachar al-Assad.
Mais ce verdict avait été annulé en 2018 par une haute cour qui a ordonné un nouveau procès contre M. Dündar pour des accusations d'espionnage comportant une peine plus lourde.
Dans les attendus du verdict rendu mercredi, le tribunal a précisé que M. Dündar a été condamné à 18 ans et six mois de prison pour «divulgation d'informations confidentielles et espionnage» en lien avec la publication de l'enquête sur les livraisons d'armes, et à huit ans et neuf mois de prison pour «aide à une organisation terroriste», en l'occurrence le réseau du prédicateur Fethullah Gülen.
M. Gülen, qui vit en exil aux Etats-Unis, est accusé par Ankara d'avoir orchestré le putsch avorté contre le président Erdogan en juillet 2016.
«Vendetta»
M. Dündar s'était réfugié en Allemagne en 2016 après sa première condamnation.
«C'est une décision politique et une vendetta qui n'a rien à voir avec le droit», a réagi M. Dündar. «Le but est aussi de décourager les journalistes de publier ce genre d'informations».
«Erdogan a promis de me faire payer le prix et il essaye maintenant de le faire. On assiste à la déchéance de la justice en Turquie», a-t-il ajouté.
M. Erdogan avait confirmé lors d'une visite à Berlin en septembre 2018 vouloir l'extradition du journaliste, l'accusant d'être un «agent» ayant divulgué des «secrets d'Etat».
En février 2016, M. Erdogan s'en était violemment pris à la Cour constitutionnelle, plus haute autorité judiciaire du pays, après qu'elle a ordonné la libération de M. Dündar pendant la durée de son procès, après plus de 90 jours en détention provisoire.
«C’est une décision insensée et ignoble qui confirme que le régime du président Erdogan ne sait pas s'arrêter dans sa fuite en avant autoritaire», a réagi au verdict Pauline Adès-Mével, rédactrice en chef de RSF. Elle considère que le cas de M. Dundar «illustre au plus haut point l’acharnement judiciaire que subissent les journalistes en Turquie».
«Que peut-on penser d'un système judiciaire qui condamne des journalistes à d'aussi lourdes peines simplement pour avoir fait leur travail?», s'est interrogé de son côté le secrétaire général de la Fédération européenne des journalistes Ricardo Gutiérrez.
Mais le directeur des communications à la présidence turque Fahrettin Altun, a affirmé que «présenter Can Dündar comme un journaliste et sa condamnation comme une atteinte à la libre expression est une insulte aux vrais journalistes».
Pendant son procès, M. Dündar avait échappé à une attaque à l'arme à feu devant le tribunal d'Istanbul. L'auteur des tirs avait été condamné à dix mois de prison.
Outre la peine de prison annoncée mercredi, la justice turque avait ordonné en octobre la saisie des biens de M. Dündar et le gel de ses comptes bancaires.
Cumhuriyet, le plus ancien quotidien en Turquie, n'appartient pas à un grand groupe d'affaires, mais à une fondation indépendante, ce qui en fait une cible facile pour les autorités.
Ainsi, un tribunal turc a maintenu en novembre 2019 les condamnations, prononcées en 2018, de 12 ex-collaborateurs et dirigeants du journal à des peines allant jusqu'à plus de huit ans de prison pour avoir «aidé des groupes terroristes», à savoir le réseau du prédicateur Gülen et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).
Outre l'épreuve judiciaire, Cumhuriyet a traversé une difficile transition en 2018 avec un changement brusque de l'équipe dirigeante qui s'est accompagné du départ des journalistes jugés.
La Turquie est régulièrement épinglée par les ONG pour ses atteintes à la liberté de la presse.
Ce pays occupe la 154e place sur 180 au classement de Reporters sans frontières (RSF).