ALFORTVILLE: Dans le centre d'Alfortville, surnommée la "petite Arménie" française, une stèle célèbre la mémoire des victimes du génocide arménien de 1915. Une tragédie ayant emporté les ancêtres de nombreux habitants de cette ville proche de Paris, dont beaucoup craignent la répétition après les évènements au Haut-Karabakh.
Arax Der Kevorkian, 44 ans, incarne cette histoire douloureuse. Ses aïeux sont des survivants d'atrocités commises durant la Première Guerre mondiale, quand 1,2 à 1,5 million d'Arméniens furent tués par les troupes de l'Empire ottoman, alors allié à l'Allemagne et à l'Autriche-Hongrie.
"Mon arrière-grand-mère m'a raconté des histoires de viols, dit-elle, de femmes enceintes qu'on éventre" durant ce que l'Arménie et de nombreux historiens qualifient de génocide, qu'Erevan cherche à faire reconnaître par la communauté internationale.
Les gouvernements ou parlements d'une trentaine de pays (Etats-Unis, France, Allemagne...) en ont admis l'existence. La Turquie, issue du démantèlement de l'Empire en 1920, reconnaît des massacres mais récuse à l'inverse tout génocide, évoquant une guerre civile en Anatolie, doublée d'une famine, dans laquelle 300.000 à 500.000 Arméniens et autant de Turcs sont morts.
Chargée de ce lourd passé, Mme Der Kevorkian est devenue directrice de la Maison de la culture arménienne d'Alfortville. Elle a fait partie en 2018 d'une délégation au Haut-Karabakh dont l'objectif était de sceller une "charte d'amitié" entre sa commune et le village de Berdzor.
"C'était une terre arménienne", affirme-t-elle, éplorée, des photos de ce voyage devant les yeux. Et de se désespérer, en mentionnant des exactions commises selon elle par la partie azerbaïdjanaise: "J'entends les mêmes choses aujourd'hui. Pour nous, c’est comme revivre ce qui a été vécu."
Erevan dénonce un "nettoyage ethnique", que réfute formellement l'Azerbaïdjan, après l'exode forcé de plus de 100.000 Arméniens du Karabakh. Le Parlement européen a accusé jeudi Bakou d'"épuration ethnique" et demandé des "sanctions ciblées".
Alfortville, qui entretient "une relation presque charnelle" avec l'Arménie, selon son maire Luc Carvounas (socialiste), s'inquiète au diapason. La ville s'est en effet "construite avec des milliers" d'Arméniens fuyant le génocide, dans les années 1920, explique l'édile.
Ils formèrent leur propre quartier à Alfortville, dont 6 à 7.000 des 45.000 habitants aujourd'hui sont d'origine arménienne. Chaque année, la commune, qui compte des écoles bilingues, une église apostolique ou encore une radio communautaire, est l'une des rares en France à commémorer le génocide de 1915.
«Colère»
Alfortville fut aussi en 2020 la première ville française à reconnaître la République autoproclamée d'Artsakh, le nom arménien du Haut-Karabakh, une région largement peuplée d'Arméniens, qui proclama son indépendance de l'Azerbaïdjan en 1991 après la chute de l'URSS, avec le soutien de l'Arménie.
Les séparatistes du Haut-Karabakh, jamais reconnus internationalement, s'opposèrent trois décennies durant à Bakou, notamment durant deux guerres sanglantes (1988-1994 puis automne 2020), pour finalement être défaits par une offensive éclair des forces azerbaïdjanaises il y a quelques semaines.
"Il faut absolument que cela s'arrête, parce qu'on sait aujourd'hui que ce n'est pas seulement l'Artsakh qui est attaquée, mais aussi l'Arménie", s'indigne Arax Der Kevorkian, en référence aux prétentions territoriales de Bakou sur une partie de son pays d'origine.
Depuis peu, le président azerbaïdjanais Ilham Aliev qualifie ainsi le Sud arménien d'"Azerbaïdjan occidental". En février 2018, il allait même beaucoup plus loin. "Erevan est notre terre historique", affirmait-il lors d'un congrès. "Nous Azerbaïdjanais devons retourner sur nos terres historiques."
Des propos nourrissant les craintes d'Erevan que l'Histoire se répète. En juillet dernier, deux mois à peine avant l'offensive victorieuse de Bakou, le Premier ministre arménien Nikol Pachinian dénonçait un "génocide en cours" mené par l'Azerbaïdjan au Haut-Karabakh.
Ces mots trouvent un écho fort à Alfortville. Agnès Kechichian, auxiliaire de puériculture de 34 ans rencontrée par l'AFP devant un commerce arménien, dit ressentir "de la tristesse" et de la "colère face aux Azerbaïdjanais qui vont en fait exterminer tout un peuple".
Vilma Kouyoumdjian, née à Istanbul et enseignante d'arménien occidental à la Maison de la culture arménienne (MCA), estime de son côté que "pour tous les Arméniens, le génocide n'a pas pris fin". "Que ce soit en Turquie ou en Azerbaïdjan, ils nomment leurs rues avec des génocidaires", avance-t-elle.
Michèle-Archalouïs Sarkissian, dont les deux grands-pères étaient originaires de l'ancien village arménien de Tchenguiler près d'Istanbul et rescapés du génocide, a écrit un livre: "Les Arméniens d'Alfortville".
Se basant sur l'histoire de son peuple, elle craint également le pire pour l'Arménie. "Ici, nous sommes beaucoup à être issus d'Anatolie, remarque-t-elle. Et notre Arménie qui a depuis disparu, elle était en Turquie."