PARIS : La lutte d'influence était connue mais la méthode interroge. Facebook a supprimé trois réseaux de «trolls» gérés depuis la Russie et la France, dont un ayant des connexions avec l'armée française, tous accusés de mener des opérations d'interférence en Afrique.
Deux réseaux de comptes ont été attribués à des personnes associées à l'Agence russe de Recherche sur Internet (ARI) et au sulfureux homme d'affaires Evguéni Prigojine, réputé proche du président russe Vladimir Poutine et de l'agence de mercenaires Wagner.
Un troisième s'est avéré avoir «des liens avec des personnes associées à l'armée française», affirme Facebook, qui se garde toutefois d'attribuer directement l'opération à l'institution militaire.
La firme californienne a fermé en conséquence des centaines de comptes Facebook ou Instagram, de pages et de groupes visant les opinions publiques en Afrique ou au Moyen-Orient.
Le recours croissant à la guerre informationnelle à des fins d’influence n'est pas une nouveauté. Mais Facebook exprime sa surprise de voir deux grandes puissances se livrer frontalement combat dans une région tierce.
«Même si nous avons déjà vu des opérations d'influence viser les mêmes régions dans le passé, c'est la première fois que notre équipe trouve deux campagnes - de France et de Russie - engagées activement l'une contre l'autre, y compris en se liant au camp opposé, en le commentant et en l'accusant d'être un faux», explique le réseau social dans son communiqué.
Le géant américain rappelle avoir déjà démantelé une opération de désinformation russe dans plusieurs pays d'Afrique en octobre 2019, ce qui avait «aussi coïncidé avec un basculement notable» de messages français accusant Moscou de manipulation. Mais la lutte contre ce genre de campagnes promet d'être plus complexe encore à l'avenir, prédit Facebook, leurs auteurs adaptant leurs tactiques pour échapper à la détection.
Moscou n'avait pas réagi mercredi à la mi-journée. Mais la porte-parole du ministère des Affaires étrangères Maria Zakharova jugeait récemment que la France était la seule responsable, par son bilan, du sentiment anti-colonial en Afrique. «Nous n’y sommes pour rien, et c'est pourquoi nous allons combattre ces exemples de désinformation», déclarait-elle.
Guerre informationnelle
Paris, après avoir refusé de commenter mardi soir, a finalement réagi auprès de l'AFP.
En Centrafrique, ex-colonie française où la Russie a lancé en 2018 une vaste offensive diplomatique et financière, agrémentée d'une campagne de désinformation anti-française, «nous constatons depuis de longs mois la montée en puissance d'actions de désinformation à des fins de déstabilisation du pays, actions que nous condamnons», a commenté mercredi le ministère français des Armées.
«Nous ne sommes pas étonnés par les conclusions» publiées par Facebook, mais «sans être à ce stade en mesure d'attribuer d'éventuelles responsabilités», conclut-il prudemment, gardant le silence sur les accusations d'interférences sur les réseaux sociaux au Mali, où est déployée la force antijihadiste Barkhane.
De fait, l'armée française assume désormais d'intervenir dans le champ informationnel en complément de ses actions sur le terrain, à l'heure où les réseaux sont devenus des espaces d'affrontements.
«La vraie rupture se situe dans l'emploi systématique de la guerre informationnelle, qui pèse beaucoup dans les conflits d'aujourd'hui», expliquait à l'AFP en octobre le chef d'état-major de l'armée de Terre, le général Thierry Burkhard.
«On ne doit pas abandonner ce champ-là à nos ennemis, il faut qu'on soit capable d'y agir, de donner nos informations, de faire passer nos images, de mettre en valeur les actions qu'on conduit», soulignait-il.
En janvier dernier, le président Emmanuel Macron avait dénoncé les discours «indignes» alimentant les critiques anti-françaises au Sahel, servant selon lui des «puissances étrangères» ayant «un agenda de mercenaire». Une attaque à peine voilée contre Moscou.
«Nous soupçonnons les Russes d'encourager le sentiment anti-français» dans la bande sahélo-saharienne, confiait alors à l'AFP un haut gradé français.
Pour Graphika, société spécialisée dans l'analyse des réseaux sociaux, coauteur avec l'université de Stanford d'un rapport sur cette affaire, la passe d'armes franco-russe dénoncée par Facebook «souligne combien le combat géopolitique sur le terrain en Afrique se joue en parallèle sur les médias sociaux».
Le rapport relève que les manœuvres françaises répondent aux Russes. «Mais les tactiques sont similaires. En créant de faux comptes et de fausses pages anti fake news pour combattre les trolls russes, les opérateurs français perpétuaient et justifiaient de façon implicite le comportement problématique qu'ils essayaient de combattre».