ANKARA: Les sanctions américaines contre la Turquie ont suscité la colère du président Recep Tayyip Erdogan, ce qui complique les relations déjà tendues entre les deux pays, d’après des experts.
Les nouvelles sanctions font suite à l’achat controversé, puis aux essais, par la Turquie du système de missile russe S-400.
«Malgré nos avertissements répétés, la Turquie maintient son achat et ses tests du système S-400 à la Russie. Les sanctions d’aujourd’hui démontrent que les États-Unis appliquent absolument la loi sur les sanctions contre les adversaires de l'Amérique (CAATSA). Nous ne tolérerons jamais de transactions importantes avec le secteur de la défense russe », a annoncé le secrétaire d’État américain sortant, Mike Pompeo.
La décision a été annoncée dans le cadre de la CAATSA. Les mesures signifient un moratoire sur toutes les licences d’exportation américaines, une révocation des autorisations accordées à la présidence turque des industries de la Défense, ainsi que le gel des avoirs et des restrictions de visa pour le président de la Défense et trois de ses employés.
La Défense ne plus recevoir des prêts américains de plus de 10 millions de dollars ou recevoir un soutien de la Banque d'export-import américaine. Washington utilisera également son influence envers les institutions financières internationales afin de bloquer tout prêt à l’égard de l’entreprise militaire.
L’objectif principal des mesures est de sanctionner les transactions d’envergure avec la Russie, comme le système de missiles de 2,5 milliards de dollars acheté à Rosoboronexport, la principale entité russe d’exportation d’armes, et testé en octobre dernier.
Bien qu’Ankara comprenne que le président américain a le pouvoir de lever les sanctions si le système russe est abandonné, l’achat a été maintenu.
Madalina Vicari, une analyste géopolitique indépendante, pense que si l'administration Biden décide d'aller de l'avant avec des sanctions plus sévères, ce serait une «indication politique» claire que les États-Unis veulent réorganiser leurs relations avec Ankara. «Les restrictions sur les licences d'exportation sont les plus sévères de toutes les sanctions, mais même cela aurait pu être pire», a-t-elle révélé à Arab News.
La Turquie a condamné les sanctions «unilatérales», se réservant le droit de riposter «au bon moment».
Le principal parti d’opposition turc, le CHP, a aussi fortement critiqué les sanctions, affirmant que l’achat des S-400 est une «décision d’État» prise par la Turquie.
Unal Cevikoz, député du CHP et ancien ambassadeur, insiste que les «S-400 devraient être initialisés dès que possible».
Les experts offrent pourtant une explication différente aux raisons pour lesquelles les États-Unis n'ont pas opté pour des sanctions plus sévères, comme celle d’empêcher l'accès de la Turquie au système bancaire international SWIFT par exemple. «Des sanctions sévères auraient eu sans doute un impact considérable sur l’économie de la Turquie, déjà en difficulté, et auraient risqué d’achever les relations américano-turques. L’objectif ultime de (Trump) n’est pas de contrarier Ankara, ni de laisser une boîte de Pandore à la future administration», a avoué Vicari.
Elle ajoute néanmoins que des sanctions plus sévères auraient engendré un fardeau économique qui se serait certainement retourné contre les États-Unis au niveau national et dans les discours politique. «Ceci n’aurait pas non plus aidé l’opposition, car une économie paralysée prendrait surement plus de temps à se redresser. L'opposition aurait été acculée. Le gouvernement ne peut la soutenir plus que ça», pense-t-elle.
Le président turc Recep Tayyip Erdogan a ouvertement exprimé sa colère face aux sanctions, une heure avant que Washington n'en fasse l’annonce.
C'est la première fois dans l'histoire de l'alliance que les États-Unis sanctionnent un allié de l'OTAN. Cette décision sans précédent pourrait affecter les fournisseurs européens de la Défense, comme les grandes entreprises de défense italiennes qui pourraient interrompre la coopération avec Ankara car elles détiennent des intérêts importants aux États-Unis.
Le spécialiste de la Turquie Matthew Goldman de l'Institut suédois de recherche à Istanbul estime que les sanctions américaines auraient pu être plus sévères, et s'attaquer aux bases de l'économie turque ou en ciblant simplement les hauts fonctionnaires du gouvernement Erdogan.
«La loi Magnitsky a été utilisée pour sanctionner les ministres de la Justice et de l'Intérieur d'Erdogan en 2018 de façon à obtenir la libération du pasteur américain emprisonné Andrew Brunson, ce qui a eu un impact immédiat sur l'économie turque», a déclaré Goldman à Arab News. Il ajoute qu’avec « ces récentes sanctions de la CAATSA, le département d'État a évité de viser les responsables proches d'Erdogan, et leur a même présenté un discours quelque peu conciliant, rappelant aux nations que la Russie est leur véritable cible, non la Turquie», a ajouté Goldman.
De son côté, le directeur de la communication présidentielle, Fahrettin Altun, a opté pour un ton plus complaisant dans ses premiers commentaires publics après l’annonce.
Il a cependant appelé au dialogue, soulignant «le partenariat stratégique entre la Turquie et les États-Unis». Il a écrit dans un Tweet: «Nous gardons l'espoir que les États-Unis réparent cette grave erreur sans délai».
Selon Goldman, la réaction de la Turquie a été forte, mais «aurait pu être plus forte que cela».
Il a de plus déclaré: «Ankara promis une riposte et a exprimé son indignation à l'idée d’être traitée de cette façon alors qu’elle est membre de l'OTAN. Elle laisse quand même la porte ouverte au dialogue».
Les sanctions touchent principalement le secteur de la défense turc, car les États-Unis ont importé pour 531 millions de dollars de matériels de défense de la Turquie en 2020. L'industrie militaire locale dépend des pièces fabriquées aux États-Unis.
Goldman a toutefois confié que la Turquie pourrait réagir à ces sanctions en accélérant ses efforts pour diversifier ses chaînes d'approvisionnement de défense loin des États-Unis, et en travaillant plus étroitement avec l'Ukraine et d'autres pays. Ankara pourrait aussi produite plus de pièces localement, mais un tel changement stratégique prendrait du temps, et «a ses propres limites».
Il a déclaré: «Depuis 2018, le Congrès américain bloque déjà discrètement certaines exportations de défense vers la Turquie pour des projets tels que la modernisation du F-16, l'hélicoptère T129 et le navire de guerre MILGEM, que la Turquie tente de vendre au Pakistan. La Turquie a déjà réagi en développant son propre moteur de T129, afin de remplacer les moteurs américains bloqués».
Pour la nouvelle administration Biden, Goldman estime que le Congrès américain des deux côtés va à l’évidence maintenir sa position «anti-Erdogan» et «anti-russe», et continuer à garder une ligne dure contre les ventes militaires à la Turquie.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com