Des millions de vies en jeu. Des familles qui ont désespérément besoin de l’aide internationale. La Russie se joue de tout le monde au Conseil de sécurité de l’ONU. Rebelote tous les six mois jusqu’à nouvel ordre. Bienvenue au débat sur la Syrie à l’ONU.
C’est ce qui se passe depuis 2014. Le Conseil de sécurité des nations unies (CSNU) autorise l’ONU à utiliser un poste-frontière turco-syrien – un seul, à Bab al-Hawa – pour acheminer de l’aide tout en rejetant les tentatives pour en ouvrir d’autres, comme c’était le cas auparavant. Le poste-frontière de Ya’roubia, entre l’Irak et le nord-est de la Syrie, est fermé depuis janvier 2020. Après les tremblements de terre qui ont frappé le sud de la Turquie et le nord-ouest de la Syrie en février, le gouvernement syrien a pris la décision, rare, d’autoriser l’ouverture de deux passages frontaliers supplémentaires avec la Turquie. Cette approbation expire le 13 août.
Tout cela est excessivement cruel pour les 4,1 millions de Syriens qui dépendent de l’aide. Par ailleurs, la plupart d’entre eux sont des femmes et des enfants. Le poste-frontière de Bab al-Hawa est le poumon de 80% des habitants d’Idlib, l’une des principales zones contrôlées par l’opposition. À chaque vote, personne ne peut être certain que la Russie n’utilisera pas son droit de veto. Les diplomates russes ont exprimé leurs objections en grande partie au prétexte qu’il s’agit de la décision souveraine des autorités syriennes et que toute l’aide devait passer par elles. Moscou n’admettrait même pas que de telles décisions devraient être effectives pendant douze mois.
Cela s’est produit une fois de plus la semaine dernière, mais la Russie a cette fois mis son veto à une proposition de prolongation de neuf mois. La plupart des observateurs y ont vu une nouvelle tentative pour renforcer le régime de Bachar al-Assad, actuellement en difficulté.
À la suite du veto russe, le régime syrien a fait sa propre annonce. Le représentant permanent de la Syrie auprès de l’ONU a envoyé une lettre dans laquelle on peut lire: «Le gouvernement de la République arabe syrienne a pris la décision souveraine d’accorder aux Nations unies et à ses agences spécialisées l’autorisation d’utiliser le point de passage de Bab al-Hawa.»
L’emploi des mots «souveraine» et «autorisation» témoignent de la volonté des autorités syriennes de retrouver un rôle dans le processus décisionnel qui concerne les frontières du pays et de tenir le CSNU à l’écart.
Le régime syrien, avec le soutien russe et l’appui tacite de la Chine, fait pression pour que l’acheminement de l’aide passe d’un mécanisme transfrontalier à un dispositif susceptible de passer à travers les lignes de front. Cela signifierait que toute l’aide et l’assistance humanitaire parviendraient au nord-est et au nord-ouest de la Syrie via Damas, ce qui lui donnerait une plus grande influence et une plus grande maîtrise de ces zones. Le régime n’est pas encore en mesure de le faire, mais il a clairement l’intention de reprendre le contrôle de ces secteurs par tous les moyens possibles.
Personne ne serait choqué d’apprendre que la lettre du régime syrien porte en elle une multitude de surprises. L’ONU n’a pas tardé à déclarer que les conditions étaient «inacceptables». La première d’entre elles est la suivante: l’ONU ne doit pas communiquer avec des groupes ou des entités terroristes. Cela semble raisonnable, d’autant plus qu’il existe des groupes extrémistes dans le nord-ouest de la Syrie, mais, selon la définition du régime, tous les groupes qui s’y opposent sont terroristes. L’ONU, à juste titre, ne veut pas entamer de querelle à ce sujet.
La deuxième condition irréalisable réside dans le fait que le régime veut que toute l’aide dans le nord-ouest de la Syrie soit distribuée par le Comité international de la Croix-Rouge et le Croissant-Rouge arabe syrien. Aucun de ces organismes n’est opérationnel dans le nord-ouest. Rares sont ceux qui considèrent le groupe syrien comme indépendant du régime, ce qui est l’un des problèmes qui affectent l’aide acheminée par l’intermédiaire de la capitale syrienne. De plus, il n’est tout simplement pas possible pour l’ONU ou pour des ONG de ne pas avoir de facto de relations avec les autorités.
Certains acteurs internationaux ont commencé à réfléchir à une solution de rechange. Il était temps, étant donné que la possibilité que la Russie utilise son droit de veto augmente tous les six mois. Ils ont élaboré un nouveau mécanisme d’aide appelé «Fonds intérimaire d’aide à la Syrie du Nord». Le Royaume-Uni était à l’avant-garde de cette initiative. On ne sait pas si le projet pourra être mené à bien à la lumière de cette impasse au sein de l’ONU. Certains acteurs internationaux ne veulent pas irriter la Russie. D’autres craignent qu’un précédent juridique soit établi selon lequel le conseil doit prendre la décision, après avoir demandé l’autorisation du Conseil de sécurité des nations unies pour l’aide transfrontalière.
Le rôle de l’ONU pourrait se limiter à acheter des marchandises et à les stocker dans des entrepôts en Turquie. Cela mettrait fin à toute implication de l’ONU à Bab al-Hawa. Il reviendrait aux ONG syriennes et internationales d’acheminer ces fournitures vers le nord-ouest.
Tout cela est excessivement cruel pour les 4,1 millions de Syriens qui dépendent de l’aide. Par ailleurs, la plupart d’entre eux sont des femmes et des enfants.
Chris Doyle
L’autre défi est que la Turquie devrait accepter. Est-ce qu’Ankara verra cela comme une possibilité d’exploiter et de rechercher des garanties sur les questions des Kurdes et des réfugiés? Cela dit, toute intensification des souffrances à Idlib pourrait déclencher l’exode des réfugiés – ce que la capitale redoute le plus.
Les agences des Nations unies peuvent être les seules entités capables de gérer les systèmes complexes de livraison des approvisionnements tout en veillant à ce que ces derniers parviennent aux destinataires prévus. La plupart des États donateurs ont sanctionné et déclaré hors-la-loi le groupe Hayat Tahrir al-Cham, une organisation extrémiste qui domine la région depuis 2019.
Tout cela a lieu alors que l’aide des donateurs diminue. Les besoins ont explosé et les financements ont chuté. Le pire est peut-être à venir. Le Programme alimentaire mondial a annoncé le mois dernier qu’il devra réduire son aide de 5,5 millions de personnes à seulement 3 millions.
Toutes ces manigances politiques ne sont nullement bénéfiques aux Syriens qui souffrent dans le nord du pays. C'est un échec cuisant que de voir les puissances mondiales se disputer alors que des millions de personnes sont dans le besoin. Il est temps de mettre la politique de côté et de commencer à fournir l’aide nécessaire, mais aussi à subvenir aux besoins vitaux de développement à moyen et long terme des Syriens.
Chris Doyle est directeur du Council for Arab-British Understanding (Caabu) basé à Londres. Il a travaillé auprès de ce conseil depuis 1993 après avoir obtenu un diplôme spécialisé en études arabes et islamiques avec distinction honorifique à l’université d’Exeter. Il a organisé et accompagné les visites de nombreuses délégations parlementaires britanniques dans les pays arabes.
Twitter: @Doylech
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com