ISTANBUL: Des fleurs, des sucreries et des enveloppes en main, Behice Sayat et ses amies ont arpenté chaque jour les rues de Beyoglu, quartier central d'Istanbul, pour rappeler à leurs voisins de voter dimanche pour l'opposant Kemal Kiliçdaroglu.
Indépendamment des partis auxquels ils reprochent souvent un manque d'action sur le terrain, de nombreux citoyens turcs votant pour l'opposition se sont mobilisés pour le second tour de la présidentielle, une nouveauté dans le pays.
Le président Recep Tayyip Erdogan a remporté le premier tour avec une avance de cinq points (49,5%) sur son rival, le social-démocrate Kemal Kiliçdaroglu (45%), provoquant une profonde déception dans son camp qui croyait à sa victoire de même que la plupart des sondeurs.
Cette fois, les derniers sondages accordent une avance au chef de l'Etat, mais dans le camp d'en face nombreux sont ceux qui refusent de baisser les bras.
"Il n'y a pas de place pour le désespoir", affirme Behice Sayat, 40 ans, qui gère une agence de publicité à Istanbul.
Pour elle, tout a commencé avec un groupe WhatsApp créé par des habitants de son quartier qui souhaitaient dépasser les clivages et échanger avec des électeurs du camp adverse.
«Ils te mentent»
Une tâche ardue face au président sortant qui accuse l'opposition au fil de ses discours retransmis en direct sur presque toutes les châines de "soutenir le terrorisme".
"Le lendemain du premier tour, nous avons commencé à chercher les moyens de dépasser la polarisation et d'atteindre les gens qui croient à la propagande du gouvernement", raconte-t-elle.
"Mon cher voisin, ils te mentent et l'avenir de notre pays nous inquiète", dit la lettre écrite par Mme Sayat et distribuée, avec l'aide de ses amies, à plus de 600 personnes dans son quartier.
Des courriers semblables sont apparus à travers la Turquie, appelant surtout les 8,3 millions d'absentéistes du premier tour à voter.
Cette "nouvelle façon de faire la politique" par le bas prend parfois des formes artistiques, comme des vidéos et des affiches créées par des internautes pour soutenir l'opposition.
Koray Onat, artiste audiovisuel de 32 ans, a ainsi réalisé un clip pour une chanson aiguisée de la jeune musicienne Paptircem qui a été vue plus d'un million et demi de fois sur Twitter.
"Mon Sultan, tes mensonges flottent mais tes mains ne tremblent jamais. Ces adjoints escrocs, tu les as nourris avec ma jeunesse", chante-t-elle tandis que défilent des images d'Erdogan vitupérant, de manifestations d'étudiants reprimées, de villes dévastées par le séisme qui a fait plus de 50 000 morts en février en Turquie.
"Le clip nous a fait sentir qu'on pouvait avoir un impact. Nous avons fait ce que nous avons pu pour gagner ces élections", indique l'artiste.
"Il n'est pas facile d'atteindre les gens qui ne regardent que les chaînes progouvernementales", estime de son côté Ali Gul, du groupe "Les Jeunes Turcs" qui mène aussi une campagne civile pour M. Kiliçdaroglu.
«Dépasser la haine»
Pour Ozan Gundogdu, journaliste au quotidien Birgün, de telles initiatives peuvent avoir un effet inattendu.
Son appel sur Twitter invitant des électeurs de l'opposition à parler "avec les partisans d'Erdogan et à dépasser le discours de la haine" a reçu des milliers de réponses.
"Nous sommes 25 millions. Nous devons convaincre 1,5 million de partisans d'Erdogan pour gagner. Lorsque vous posez ça comme ça, le tableau n'est pas si désespéré", juge-t-il.
M. Gundogdu est cependant conscient que la tâche reste difficile.
"La raison nous pousse au pessimisme. Le régime d'un seul homme nous insulte depuis des mois. On nous a appelés des 'sans drapeau, sans patrie, sans religion, terroristes'... Mais les gens luttent pour sauver leur honneur et (faire) refléter leur volonté dans les urnes", insiste-t-il.
Gamze, mère de trois enfants, a ainsi passé trois heures au téléphone pour convaincre une ex-collègue qui vote pour Erdogan. En vain.
Ses efforts ont cependant été fructueux auprès de certaines personnes de son entourage.
Avec son mari, elle s'est aussi portée volontaire comme observatrice du scrutin avec une ONG qui lutte contre la fraude électorale.
"C'est notre dernière chance", estime-t-elle.
"On était tellement démoralisés au lendemain du premier tour. Mais j'y crois maintenant. Tout le monde est mobilisé".