Qu'est-ce qui se cache derrière le changement de tactique régionale de l'Iran?

Si le changement apparent de politique régionale de l'Iran est bienvenu, il doit aller au-delà de la tactique (Photo, AFP).
Si le changement apparent de politique régionale de l'Iran est bienvenu, il doit aller au-delà de la tactique (Photo, AFP).
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Publié le Vendredi 14 avril 2023

Qu'est-ce qui se cache derrière le changement de tactique régionale de l'Iran?

Qu'est-ce qui se cache derrière le changement de tactique régionale de l'Iran?
  • Le 30 janvier, le Guide suprême iranien, Ali Khamenei, s'est adressé à la nation et il a critiqué l'échec des politiques de son gouvernement
  • L'inhabituelle réprimande publique du gouvernement visait probablement à détourner les critiques qui lui étaient adressées par les manifestants

Nombreux sont ceux qui ont été surpris lorsque l'Iran a accepté la médiation de la Chine et a semblé rechercher la paix et la réconciliation avec l'Arabie saoudite. Sans remettre en cause la réussite diplomatique de la Chine, l'Iran avait son propre agenda.

Au début de l'année 2023, les perspectives économiques de l'Iran semblaient sombres. Les manifestations étaient généralisées à l'intérieur d’un pays qui connaissait un isolement croissant à l'étranger. Alors que ses voisins jouissaient d’une croissance rapide, l'Iran stagnait. L'échec de la relance de l'accord ne permettait pas d'allègement des sanctions américaines; au contraire, elles s'accumulaient après l'intervention de l'Iran dans la guerre en Ukraine. En l'absence de perspectives de paix régionale, les investissements étrangers paraissaient un lointain mirage. Le gouvernement était à court d'astuces pour faire face au mécontentement populaire et les responsables politiques au plus haut niveau en étaient conscients.

L'Iran était sur la voie de la «stagflation» – une croissance réelle minimale, voire nulle, combinée à un taux de chômage élevé et à une forte inflation, de l'ordre de 50%. Plus de la moitié des Iraniens vivaient en dessous du seuil de pauvreté, selon les chiffres officiels. Le rial s'échangeait à plus de 420 000 pour 1 dollar (1 dollar = 0,91 euro), atteignant un niveau record de 447 000 le 21 janvier. À titre de comparaison, il s'échangeait à 70 pour 1 dollar avant la révolution de 1979.

Le 30 janvier, le Guide suprême iranien, Ali Khamenei, s'est adressé à la nation et il a critiqué l'échec des politiques de son gouvernement. Il a admis dans un discours télévisé que l'économie iranienne avait «une décennie de retard», affirmant qu’elle avait stagné entre 2011 et 2021, en référence à «de nombreux indicateurs négatifs qui le montrent». Il a ajouté, reprenant une partie de la rhétorique de l’opposition: «Il s'agit d'indicateurs fiables qui proviennent d'organisations officielles, et non d'affirmations vides de sens.» Il a qualifié de «honte» le taux de chômage élevé des jeunes professionnels, auquel il impute leur fort taux d'émigration. Il a attribué la morosité à des facteurs externes tels que les sanctions et la fluctuation des prix du pétrole, mais a admis que la mauvaise gestion du gouvernement et l'excès de réglementation étaient en cause. De manière surprenante, il a cité la polarisation excessive sur le programme nucléaire comme l'un des facteurs qui a contribué aux mauvais résultats de l'Iran.

En ce qui concerne le chômage des jeunes, Khamenei a précisé que le pays ne pouvait plus s'enorgueillir du nombre croissant de diplômés universitaires parce qu'il ne pouvait pas leur fournir d'emploi, ce qui était une disgrâce au lieu d'un honneur.

Il a dénoncé les lourdeurs administratives et les «interventions arbitraires des institutions réglementaires et non réglementaires». Khamenei a appelé à une croissance économique soutenue à moyen et long terme. «Nous devons renforcer nos efforts pendant au moins sept, huit ou dix ans», a-t-il lancé en mettant l'accent sur les entreprises fondées sur la connaissance et la création d'emplois.

Les interventions en Irak, en Syrie, au Liban et au Yémen ont été dévastatrices pour ces pays, mais également coûteuses pour l'Iran.

Abdel Aziz Aluwaisheg

L'inhabituelle réprimande publique du gouvernement visait probablement à détourner les critiques qui lui étaient adressées par les manifestants. Le fait que Khamenei ait choisi 2011 comme l’année du début du malaise iranien est intéressant: il coïncide avec le changement des politiques régionales de l'Iran après ce que l'on a appelé le «Printemps arabe». Cela pourrait être le signe d'une prise de conscience tardive des effets dévastateurs, dans le pays, des excès de Téhéran dans les pays voisins depuis 2011.

Les interventions en Irak, en Syrie, au Liban et au Yémen ont été dévastatrices pour ces pays, mais également coûteuses pour l'Iran. Au lieu de rehausser son prestige, elles ont affaibli la position internationale de l'Iran et envenimé ses relations avec le monde arabe. Plus important encore pour un public national, elles ont privé le peuple iranien des ressources dont il a besoin pour avoir un niveau de vie décent.

Au lieu de croître comme leurs voisins, les Iraniens ont vécu une stagnation. Après la Covid-19, le Golfe a été la région du monde qui a connu la croissance la plus rapide, alors que l'Iran a pris le contre-pied de cette tendance. En 2022, les pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG) ont connu un taux de croissance de 6,4% en moyenne; ils ont vu leur produit intérieur brut (PIB) combiné dépasser les 2 000 milliards de dollars pour la première fois. L'Iran, en revanche, a eu du mal à retrouver les niveaux de croissance d'avant la pandémie, son PIB nominal n'atteignant que 407 milliards de dollars en 2022, selon la Banque mondiale, soit 20% de celui des pays du CCG. La comparaison par habitant est encore plus sombre: avec une population de 84 millions d'habitants, l’Iran présente un PIB par habitant de 4 809 dollars en 2022, soit moins de 15% du revenu moyen par habitant dans les États du CCG.

Le peu de croissance que l'Iran a réussi à enregistrer après la crise de la Covid-19, grâce à l'augmentation des prix du pétrole, a été presque annulé par le taux d'inflation élevé d'environ 50%, contre une moyenne de 3,7% dans les pays du CCG, et par la dépréciation de la monnaie, qui a rendu les importations plus onéreuses. Les taux de participation au marché du travail ont baissé et le chômage parmi les diplômés universitaires a augmenté, en particulier chez les femmes, dont le taux de chômage a dépassé 25%. Cela a contribué, sans aucun doute, à l'intensité des manifestations qu’elles ont menées et qui ont embrasé le pays depuis le mois de septembre dernier.

Si, en Iran, les protestations trouvent leur origine dans d'autres problèmes – tels que les restrictions injustifiées imposées aux femmes –, le mécontentement économique joue certainement un rôle. Khamenei a mentionné certaines des sources de cette grogne, mais il y en a beaucoup d'autres. Emmenés par la génération Z, les manifestants ont souvent évoqué l'échec des politiques économiques et sociales du gouvernement et ils ont déploré le retard de l'Iran par rapport à ses voisins et au reste du monde.

Si le changement apparent de la politique régionale de l'Iran est bienvenu, il doit aller au-delà de la tactique ou de la reprise des liens diplomatiques avec l'Arabie saoudite. Pour que l'Iran revienne au bercail et bénéficie des avantages de l'intégration régionale, les changements doivent aller plus loin. L'un des principaux enjeux pour la région et le reste du monde réside dans les engagements pris par Téhéran dans les déclarations conjointes avec l'Arabie saoudite, à Pékin, le 10 mars puis le 6 avril, notamment le respect des règles de conduite entre États – le respect du droit international et de la charte des Nations unies.

Les peuples du Moyen-Orient, y compris les Iraniens, récolteront les fruits de la détente et de la désescalade, voire de la paix et de l'intégration, lorsque les nations de cette région concentreront leur énergie sur l'instauration de la paix et de la prospérité et non sur les guerres interminables et nihilistes qui ont été menées au cours des quatre dernières décennies. Ces dernières ont épuisé leurs ressources et semé l'inimitié et la haine entre leurs peuples.

 

Abdel Aziz Aluwaisheg est secrétaire général adjoint du Conseil de coopération du Golfe pour les affaires politiques et les négociations et chroniqueur pour Arab News. Les opinions exprimées dans cet article sont personnelles et ne représentent pas nécessairement celles du CCG.

 

Twitter: @abuhamad1

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

 

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com