PARIS: La Cour de cassation examine vendredi les pourvois concernant deux Syriens accusés de crimes contre l'humanité et crimes de guerre qui contestent la compétence universelle de la France pour les poursuivre et les juger, dont l'issue sera cruciale pour toute une série d'autres procédures.
L'audience, filmée, se tiendra à la demande du procureur général François Molins en assemblée plénière, formation la plus large et solennelle de la Cour de cassation.
Elle se penchera sur le cas d'Abdulhamid Chaban, ancien soldat syrien mis en examen pour complicité de crimes contre l'humanité en février 2019, et sur celui de Majdi Nema, Syrien poursuivi pour torture et crimes de guerre. Les deux contestent les faits.
En novembre 2021, la plus haute juridiction judiciaire, déjà saisie du cas Chaban, avait estimé que la justice française était incompétente dans cette affaire.
Elle s'appuyait sur le principe de la "double incrimination" prévu dans la loi du 9 août 2010: les crimes contre l'humanité et crimes de guerre doivent être reconnus dans le pays d'origine d'un suspect que la France entend poursuivre. Or la Syrie ne reconnaît pas ces crimes et n'a pas ratifié le statut de Rome qui a créé la Cour pénale internationale.
Cet arrêt avait provoqué un séisme dans le monde judiciaire et des organisations de défense des droits de l'Homme, ces dernières craignant que cette décision n'ait de lourdes répercussions sur d'autres enquêtes.
La Fédération internationale des droits de l'Homme (FIDH) - partie civile qui n'avait pas été avisée du premier pourvoi et n'avait donc pu présenter ses arguments - a fait opposition, permettant le retour de l'affaire devant la Cour de cassation.
"Nous nous demandons comment la Cour pourrait statuer dans un sens inverse qu'il y a un an et demi alors que les circonstances de fait et de droit sont exactement les mêmes", considèrent les avocats d'Abdulhamid Chaban, Margaux Durand-Poincloux, Pierre Darkanian et Nicolas Brillatz.
«Procureurs de l'humanité»
Le cas de Majdi Nema a été adjoint à cette nouvelle audience. Cet ancien porte-parole du groupe rebelle Jaysh al-Islam (Armée de l'Islam), arrêté en janvier 2020 à Marseille où il effectuait un séjour d'études, est soupçonné d'avoir participé, avec son groupe, à l'enlèvement en 2013 de l'avocate et journaliste syrienne Razan Zeitouneh et de trois autres militants syriens, qui n'ont plus donné signe de vie.
Il est aussi suspecté d'avoir formé des enfants au combat et pratiqué des tortures sur des prisonniers.
Ses avocats ont posé la question de la "double incrimination" pour les crimes de guerre, mais aussi celle de la résidence habituelle, autre condition imposée par la loi pour fonder la compétence universelle de la justice française.
En dépit de l'arrêt Chaban, la cour d'appel de Paris a maintenu sa mise en examen en avril 2022, estimant notamment que la loi syrienne prévoit "par équivalence" plusieurs crimes et délits de guerre définis dans le code pénal français.
Pour ses avocats, Mes Romain Ruiz et Raphaël Kempf, la question se heurte à "une réalité indépassable": "La France n'a pas le pouvoir d'investiguer au-delà de ses frontières, dans des pays en guerre où nous ne disposons d'aucun relais".
Reconnaissant un désir de justice "légitime", ils estiment que "le vrai risque de ce dossier n'est pas l'impunité d'un criminel de guerre qui n'en a ni la responsabilité ni l'étoffe, mais celui d'une coquille vide vendue à des parties civiles qui attendent une justice que la France ne peut objectivement pas leur rendre". "Nous n'avons ni le droit, ni les moyens de devenir les procureurs de l'humanité", avertissent-ils.
"Cette audience est déterminante pour les deux affaires examinées mais aussi pour toutes les affaires du pôle crimes contre l'humanité", souligne Clémence Bectarte, avocate de la FIDH.
Selon une source proche du dossier, si la décision confirmait l'arrêt Chaban, 36 enquêtes préliminaires sur les 85 du pôle pourraient être remises en cause, ainsi que 14 informations judiciaires sur 79.
"Mais il ne faut pas oublier que le vrai problème, c'est la loi", ajoute Me Bectarte, appelant à la modifier "dans un sens moins restrictif".
En février 2022, les ministères des Affaires étrangères et de la Justice avaient indiqué que le gouvernement était "prêt" à la faire évoluer si nécessaire.