PARIS: Le Sénat avançait jeudi dans l'examen de la réforme des retraites, après avoir adopté dans la nuit le report à 64 ans de l'âge de départ, sur fond de grèves persistantes, de blocages épars et d'interrogations grandissantes sur l'existence d'une majorité à l'Assemblée nationale.
Quelques heures après le vote de l'article phare du projet, une "étape importante" selon la Première ministre Élisabeth Borne, le Sénat dominé par la droite a repris l'examen du texte.
Jeudi après-midi, avec l'aval du gouvernement, les sénateurs ont adopté une proposition de la droite et des centristes instaurant une surcote de pension allant jusqu'à 5% pour les femmes choisissant de partir à l'âge légal de la retraite, mais ayant cumulé les annuités requises dès un an avant.
En revanche, un amendement très attendu du patron des sénateurs LR Bruno Retailleau a été remisé à plus tard, au grand dam de la gauche.
Il s’agissait que l'extinction progressive des régimes spéciaux de retraite, votée à l'article 2, s'applique aux salariés déjà en poste, sans conserver de "clause du grand-père".
Mais plus de 200 sous-amendements avaient été déposés à la dernière minute par les communistes, et leur discussion aurait pris une grande partie de la journée. Catherine Deroche, présidente LR de la commission des Affaires sociales, a obtenu leur mise en réserve. Un procédé "extrêmement déloyal", s'est récrié le chef de file du groupe PS Patrick Kanner.
« Grave problème démocratique »
Le vote du report de l'âge "ne change rien dans la détermination et les mobilisations", a de son côté averti jeudi Philippe Martinez. Le secrétaire général de la CGT a fustigé "l'indifférence" et le "mépris" du pouvoir, Emmanuel Macron ayant opposé une fin de non-recevoir à l'intersyndicale qui avait demandé mardi à être reçue "en urgence" à l’Élysée.
Les huit principaux syndicats et cinq organisations de jeunesse ont adressé par écrit cette demande au chef de l’État, jugeant au passage que le silence de l'exécutif face au mouvement social posait un "grave problème démocratique".
L'intersyndicale a appelé à deux nouvelles journées de mobilisation: la première dès samedi, la suivante mercredi 15 mars, jour de la réunion de la commission mixte paritaire députés-sénateurs.
La grève se poursuivait jeudi pour un troisième jour dans les transports, les raffineries et l'énergie, où l'alimentation du réseau en gaz est considérablement ralentie en raison des blocages.
Environ un tiers des TGV circulent dans l'Hexagone, comme mercredi. En Ile-de-France, le trafic ferroviaire restait très perturbé, avec 80% de trains en moins par rapport à d'habitude sur le RER D et la ligne R du Transilien, notamment.
Dans le métro parisien, la situation s'améliorait nettement avec un trafic normal ou quasi normal sur la moitié des lignes, pour un retour à la normale vendredi, sauf sur le RER B.
« Risque à voter »
Dans le ciel, après plusieurs journées de perturbations, la Direction générale de l’Aviation civile (DGAC) a encore demandé aux compagnies aériennes de renoncer à 20% de leurs vols prévus pendant le weekend dans plusieurs grands aéroports, dont Orly.
En Seine-Saint-Denis, des électriciens et gaziers de la CGT ont coupé le courant du Stade de France et du chantier du village olympique.
A Paris, plusieurs centaines de jeunes ont manifesté jeudi après-midi à l'appel des organisations lycéennes et étudiantes. Des manifestations ont aussi eu lieu notamment à Rouen ou à Toulouse.
Des blocages, souvent partiels, ont été aussi organisés dans plusieurs lycées et universités.
Le Sénat a jusqu'à dimanche minuit pour examiner le texte et, en cas de vote favorable, tentera de trouver un accord avec les députés lors d'une commission mixte paritaire.
En l'état actuel du texte, le déficit supplémentaire que connaîtrait le régime des retraites à l'horizon 2030 s'élèvera à 450 millions d'euros, a avancé jeudi le ministre de l’Économie Bruno Le Maire, qui souhaite à l'arrivée "une copie à l'équilibre".
A l'issue de cette CMP, Élisabeth Borne compte sur un vote des Républicains à l'Assemblée pour éviter d'utiliser le 49.3 (adoption d'un texte sans vote). Mais l'évocation de cette hypothèse se faisait de plus en plus insistante jeudi.
"Je pense que, à l'Assemblée nationale, il n'y a pas de majorité pour voter cette réforme des retraites", a estimé jeudi matin la patronne du groupe Rassemblement national, Marine Le Pen, pour qui le 49.3 "serait une démonstration de faiblesse".
"Ça peut mettre le feu aux poudres", a de son côté jugé Philippe Martinez.
"Il y a un risque à voter mais c’est le risque démocratique. Le 49.3 représenterait un risque plus gros en termes d'images", estimait vendredi un cadre de la majorité.
Depuis 1995, les grandes mobilisations contre les réformes des retraites
1995: plus de trois semaines de transports paralysés
Durant l'intense mouvement de protestation de l'hiver 1995 contre "le plan Juppé", trains et métros sont paralysés pendant plus de trois semaines.
A leur apogée, les manifestations rassemblent le 12 décembre, entre un et deux millions de personnes, avec un soutien majoritaire de l'opinion, selon les sondages.
A l'origine de la colère, la présentation en novembre par le Premier ministre Alain Juppé d'un plan de redressement de la Sécurité sociale comportant des prélèvements supplémentaires sur les assurés et un bouleversement de ses structures.
Mais c’est l'alignement prévu des régimes de retraite des fonctionnaires et des agents de services publics sur les salariés du privé qui concentre les mécontentements.
Alain Juppé retire les mesures touchant les retraites, mais maintient le reste du plan. - 2003: un à deux millions de manifestants -
De février à juin 2003, une série de grèves mobilise la fonction publique. Des centaines de milliers de manifestants protestent, dont un à deux millions, au plus fort, le 13 mai.
Le gouvernement résiste et sa réforme est adoptée le 24 juillet: le Premier ministre Jean-
Pierre Raffarin et son ministre du Travail, François Fillon, alignent en partie le régime de retraite des fonctionnaires sur celui du privé, avec une durée de cotisation pour obtenir une retraite à taux plein portée progressivement à 40 ans (mais une pension toujours calculée sur les six derniers mois de salaire et non sur les 25 meilleures années comme dans le privé).
2007: trains et métros à l'arrêt
A l'automne 2007, les transports en commun sont perturbés par la contestation d’un projet sur les régimes spéciaux. Le 18 octobre, le trafic SNCF et RATP est paralysé.
Cette première réforme des retraites du quinquennat de Nicolas Sarkozy concerne les régimes spécifiques des agents des services publics (SNCF, RATP, EDF, GDF... ) et les professions à statut particulier (clercs et employés de notaires), dont la durée de cotisation va progressivement passer à 40 ans, selon un décret transmis le 21 décembre.
2010: manifestation massive, raffineries bloquées
En 2010, les manifestations rassemblent encore plus qu'en 1995 et 2003: entre 1,2 et 3,5 millions, au pic de la mobilisation, le 12 octobre. Elles s'accompagnent de blocages de raffineries, terminaux portuaires et dépôts de carburant. Une station-service sur trois est à sec au plus fort du mouvement.
Le projet de loi du gouvernement de François Fillon prévoit le report progressif de l'âge légal de la retraite de 60 à 62 ans. Malgré la forte mobilisation, la réforme est adoptée fin octobre.
2019-2020: grèves record
Le 5 décembre 2019, entre 806.000 et 1,5 million de personnes manifestent contre le projet d'un régime de retraite "universel" par points, promesse de campagne d'Emmanuel Macron. Le 17, entre 615.000 et 1,8 million défilent à nouveau.
Chez les enseignants, la grève atteint des taux record depuis 2003. A la SNCF et la RATP, elle se poursuit pendant les congés de fin d'année et une partie de janvier pour constituer la plus longue grève à la SNCF depuis sa création. La mobilisation touche aussi ports, raffineries, Banque de France, Opéra de Paris et avocats.
Après une adoption sans vote (article 49.3) début mars en première lecture à l'Assemblée, la réforme est suspendue, le 16, par Emmanuel Macron en raison de la pandémie de Covid-19.
2023: mobilisations massives
Front uni des syndicats contre le nouveau projet de réforme d'Emmanuel Macron prévoyant le report à 64 ans de l'âge légal de départ à la retraite.
Les deux premières journées de mobilisation réunissent, les 19 janvier et 31 janvier, à chaque fois plus d'un million de personnes, selon le ministère de l'Intérieur. Avec 1,27 million de manifestants, la journée du 31 constitue la plus forte mobilisation sociale depuis 1995.
Le 6 février, les débats démarrent à l'Assemblée sous la pression de la rue: des manifestations sont organisées les 7, 11 et 16.
Alors que le texte est désormais examiné par les sénateurs, l'intersyndicale promet de "mettre la France à l'arrêt" pour sa grande mobilisation du 7 mars.