WASHINGTON: La Cour suprême des Etats-Unis examine cette semaine une loi qui protège depuis plus d'un quart de siècle les entreprises de la tech de poursuites pour les contenus publiés par leurs utilisateurs, et sa décision pourrait révolutionner internet.
La haute juridiction consacre deux audiences, mardi et mercredi, à des dossiers portés par des victimes d'attentats jihadistes qui reprochent à Google et Twitter d'avoir "aidé" le groupe Etat islamique (EI) en diffusant sa propagande.
La Cour suprême, qui doit rendre ses arrêts avant le 30 juin, devra à cette occasion définir la portée d'un pan de loi datant de 1996, connu sous le nom de "section 230" et vu comme un pilier de l'essor d'internet.
Le texte dispose que les entreprises du secteur technologique ne peuvent pas être considérées comme des "éditeurs" et jouissent d'une immunité judiciaire pour les contenus mis en ligne sur leurs plateformes.
L'idée des parlementaires était de protéger le secteur, alors embryonnaire, de poursuites en cascade, pour lui permettre de s'épanouir, tout en l'encourageant à retirer les contenus dits "problématiques".
Mais cette disposition ne fait plus consensus: la gauche reproche aux géants de la tech de s'abriter derrière cette immunité pour laisser fleurir des messages racistes et complotistes; la droite, outrée par le bannissement de Donald Trump de plusieurs réseaux sociaux, les accuse de "censure" sous couvert de leur droit à la modération.
Compte tenu de ces perspectives divergentes, les efforts législatifs pour amender le texte n'ont jamais abouti.
Faire le tri
La réforme pourrait en revanche venir de la Cour suprême qui, pour la première fois, a accepté d'examiner un dossier interrogeant la portée de la "section 230". La perspective inquiète les acteurs du secteur.
"Une décision qui porterait atteinte aux protections de la section 230 pourrait avoir un impact catastrophique sur tous les services du web", confie à l'AFP le président de l'association professionnelle CCIA Matthew Schruers. "Ça pourrait radicalement changer nos expériences en ligne."
Concrètement, la Cour se penchera mardi sur une plainte déposée par les proches d'une jeune Américaine tuée dans les attentats de novembre 2015 à Paris, contre Google, maison-mère de Youtube, à qui ils reprochent d'avoir soutenu la croissance du groupe Etat islamique (EI) en suggérant ses vidéos à certains usagers.
Leur plainte a jusqu'ici été rejetée par les tribunaux au nom de la section 230. Mais dans leur recours à la Cour Suprême, ils estiment que Google n'est pas un "éditeur" protégé par ce dispositif puisqu'il a "recommandé" les vidéos de l'EI via ses algorithmes.
Youtube "abhorre le terrorisme", a rétorqué Google dans un argumentaire transmis à la Cour.
Les recommandations sont toutefois "indispensables" pour faire le tri parmi les "500 millions de tweets, 294 milliards d'emails, 4 millions de gigabits de données sur Facebook et 720.000 heures de contenus Youtube générés chaque jour", a-t-il ajouté, en niant qu'il s'agisse d'un travail éditorial.
«Complice»
Preuve de l'importance des enjeux, chaque camp a obtenu de nombreux soutiens.
Google peut compter sur des associations de défense des libertés, classée à gauche (ACLU) et à droite (Cato Institute), et sur tout le secteur technologique, y compris ses rivaux.
"Exposer les services en ligne à des poursuites à cause de leurs recommandations les exposeraient à des plaintes permanentes", a ainsi mis en garde Meta (Facebook, Instagram, WhatsApp) dans un document adressé à la Cour.
En face, une trentaine d'Etats, démocrates comme républicains, des associations de protection de l'enfance ou de policiers ont appelé la Cour à placer les entreprises du net face à leurs responsabilités.
Mercredi, la haute juridiction se penchera sur un dossier qui oppose Twitter à la famille d'une victime d'un attentat contre une discothèque d'Istanbul le 1er janvier 2017, mais pose une question distincte.
Sans entrer dans le débat sur la section 230, une cour d'appel a estimé que le réseau social pouvait être poursuivi dans le cadre des lois antiterroristes et considéré "complice" de l'attentat, car ses efforts pour retirer les contenus du groupe EI n'avaient pas été suffisamment "vigoureux".
Twitter s'est tourné vers la Cour suprême pour qu'elle annule cette décision. Sinon, "on se demande ce que les entreprises pourront faire pour éviter des poursuites au nom des lois antiterroristes", ont écrit ses avocats, "même si elles essaient de retirer les contenus, un plaignant pourra toujours les accuser de ne pas en avoir fait assez."