NEW YORK: Jean-Jacques Sempé, enfant battu et déscolarisé, est devenu en quarante ans une icône new-yorkaise en signant plus de 110 couvertures du prestigieux magazine culturel The New Yorker qui rend ce mois-ci hommage à ce génie discret du dessin humoristique, tout juste disparu.
"Jean-Jacques", comme on l'appelle affectueusement au New Yorker, est décédé le 11 août à l'âge de 89 ans, et l'hebdomadaire a publié en pages intérieures sa Une du 28 mars 1994 représentant l'un des thèmes de prédilection de l'artiste français qui aimait tant New York: un homme minuscule portant un attaché-case et marchant sur un tapis rouge à l'entrée d'un immeuble, entouré de gratte-ciels colorés et gigantesques.
Le magazine des élites culturelles et intellectuelles américaines, fondé en 1925 et qui siégea pendant des décennies près de Times Square, au coeur de Manhattan, a bâti sa réputation grâce à la rigueur de ses analyses, reportages, critiques, essais, nouvelles et dessins.
Il a quasiment toujours mis une illustration en couverture, le plus souvent sans lien avec l'actualité.
En hommage à Sempé, qui a collaboré avec le New Yorker de 1978 à 2019, le journal a republié l'un de ses dessins, remonté en Une, dans son édition de la semaine du 5 septembre, confie à l'AFP la Française Françoise Mouly, directrice artistique du New Yorker depuis 1993 et qui a travaillé trente ans avec le dessinateur français.
«114e Une» du New Yorker
"Ce sera la 114e Une" du magazine illustrée par "Jean-Jacques", dit-elle avec délicatesse, depuis les bureaux fonctionnels du groupe de presse Condé Nast (Vogue, Vanity Fair...), dans la tour ultramoderne One World Trade Center, dans le sud de Manhattan, reconstruite sur le site des attentats du 11 septembre 2001.
New York et son prestigieux New Yorker étaient un rêve de jeunesse pour Sempé.
Il le réalise dans les années 1970 grâce à sa rencontre avec le dessinateur américain Ed Koren qui lui fait découvrir les arrondissements Manhattan, Brooklyn et Queens et le présente aux journalistes et dirigeants du magazine.
En août 1978, l'artiste français signe sa première Une en dessinant un employé de bureau hésitant à prendre son envol depuis le rebord d'une fenêtre d'immeuble.
Au fil de 113 couvertures, il trace sa joie de vivre dans cette mégapole qu'il sillonne à pied et à vélo par tous les temps, sans parler anglais, émerveillé par ses couleurs, son énergie, ses chats, ses humains minuscules face au gigantisme urbain, sa mosaïque communautaire, ses musiques et ses espaces verts.
"Jean-Jacques était un homme très modeste, très humble (...) il avait été mis à la porte de l'école, de l'armée, c'était un autodidacte et il trouvait ça merveilleux d'être publié dans un magazine américain", se rappelle Françoise Mouly, 66 ans, éditrice, artiste graphique et épouse d'Art Spiegelman, auteur de la célébrissime bande-dessinée "Maus".
Sempé «chez lui à New York»
Pour Françoise Mouly, Sempé "s'est toujours senti chez lui à New York", une ville de près de neuf millions d'âmes qui "n'est pas l'Amérique (mais) plus ou moins une île au large de l'Amérique, où les gens se retrouvent" et "où aucune communauté ne domine" l'autre.
Arrivé à New York, Sempé "a su déceler son aspect humain" et "ce sont les histoires humaines dont on se souvient par ses couvertures", retient-elle.
Au fil des années, la popularité du dessinateur français au sein du New Yorker a tenu au fait que lorsqu'il "représentait un individu, un homme, une femme, seuls dans la ville, la moitié de mes collègues me disaient +mais c'est moi, c'est moi!+", sourit Françoise Mouly. Tout "comme moi, je pensais ce matin sur mon vélo: +Je suis le dessin de Sempé de la vieille petite dame sur son vélo qui va au boulot+", s'amuse-t-elle encore.
Et Sempé s'affiche même sur les murs de la ville.
A l'angle de la 9e avenue et de la 47e rue de Manhattan, une fresque géante signée de l'auteur du "Petit Nicolas", à moitié effacée sur l'arrière d'un immeuble, représente des personnages typiques du trait du dessinateur: un homme portant une femme sur sa bicyclette, suivis par un garçonnet à vélo.
L'éditeur Denoël avait rassemblé en 2009 tous les dessins du New Yorker dans l'album "Sempé à New York" et un autre livre, "Sempé en Amérique", est prévu en septembre, selon Françoise Mouly qui pense que "le New York de Sempé demeurera".