NAQOURA: Le Liban et Israël ont conclu jeudi un accord délimitant leur frontière maritime, qui assure la répartition de précieux gisements gaziers offshore en Méditerranée orientale et réduit la tension dans la région.
Le président américain Joe Biden a félicité les deux pays, techniquement en état de guerre, pour la "conclusion officielle" de cet accord après des mois de négociations ardues par l'entremise des Etats-Unis.
Le Hezbollah pro-iranien a pour sa part salué une "très grande victoire pour le Liban" et annoncé qu'il mettait fin à ses mesures militaires "exceptionnelles" qui avaient laissé Israël sur le qui-vive.
Le Premier ministre israélien Yaïr Lapid a affirmé que cet accord constituait une "reconnaissance" de fait de l'Etat hébreu par Beyrouth.
Mais le président libanais Michel Aoun, allié du Hezbollah, a rétorqué que l'accord n'avait aucune "dimension politique", et le chef du Hezbollah Hassan Nasrallah a assuré que l'accord ne constituait pas "une reconnaissance" d'Israël.
Yaïr Lapid et le président libanais ont chacun de leur côté signé l'accord jeudi.
Puis, les deux pays ont procédé à un échange de lettres de manière séparée qui a marqué la conclusion formelle de l'accord, lors d'une cérémonie au siège de la Force intérimaire des Nations unies au Liban (Finul), dans la localité frontalière libanaise de Naqoura, en présence du médiateur américain Amos Hochstein et de la coordinatrice spéciale de l'ONU au Liban Joanna Wronecka.
Mme Wronecka a indiqué avoir reçu les coordonnées maritimes signées par les deux pays, et devra les déposer au siège de l'ONU à New York.
"Il s'agit d'un accomplissement politique, ce n'est pas tous les jours qu'un Etat ennemi reconnaît l'Etat d'Israël dans un accord écrit et ce, devant l'ensemble de la communauté internationale", a affirmé M. Lapid.
Dans un tweet, le président Aoun a répondu qu'il s'agissait d'un accord purement "technique", sans aucune "dimension politique" ni "conséquences qui contredisent la politique étrangère du Liban".
Beyrouth a tenu à ce que sa délégation évite tout contact officiel avec celle de l'Etat hébreu.
Les médias n'ont pas eu accès au bâtiment, autour duquel des Casques bleus et l'armée libanaise étaient déployés, alors que des hélicoptères de la Finul survolaient le secteur, selon un photographe de l'AFP.
Pour le Liban, englué dans une profonde crise économique, cet accord intervient à quelques jours de la fin du mandat du président Aoun, sans qu'un successeur lui soit trouvé.
Il intervient aussi peu avant les élections législatives du 1er novembre en Israël, pour lesquelles M. Lapid est en campagne.
« Echanges de lettres »
L'accord sur la frontière maritime a pris la forme de deux échanges de lettres, l'un entre le Liban et les Etats-Unis et l'autre entre Israël et les Etats-Unis.
L'accord, qui va permettre aux deux pays d'exploiter des gisements gaziers en Méditerranée orientale, a été conclu grâce à des années de médiation américaine.
Ce gaz permettra, selon les autorités israéliennes, de réduire le coût de l'énergie du pays mais aussi de doper les exportations vers l'Europe, qui cherche à diversifier ses approvisionnements du fait de l'invasion de l'Ukraine par la Russie.
En vertu de l'accord, le champ offshore de Karish se situe entièrement dans les eaux israéliennes.
Le Liban pour sa part aura tous les droits d'exploration et d'exploitation du champ de Cana, situé plus au nord-est, dont une partie se situe dans les eaux territoriales d'Israël. Mais "Israël sera rémunéré" par la firme exploitant Cana "pour ses droits sur d'éventuels gisements", selon le texte.
Amos Hochstein a estimé devant la presse à Beyrouth que l'accord permettait de "créer de l'espoir et des opportunités économiques" et d'instaurer "la stabilité" pour les deux parties.
Sans même attendre la signature, le groupe énergétique Energean a lancé mercredi la production de gaz naturel sur le gisement de Karish, après avoir reçu le feu vert du gouvernement israélien.
Le Liban a de son côté demandé à TotalEnergies d'entamer rapidement les travaux de prospection dans le champ de Cana.
L'accord n'aurait pas pu être signé sans l'assentiment du puissant Hezbollah au Liban, qui avait menacé au cours de l'été d'attaquer Israël s'il entamait l'extraction du gaz du champ de Karish avant la conclusion d'un accord.
"Avec la conclusion de l'accord (...) la mission de la Résistance est terminée", a annoncé dans un discours Hassan Nasrallah.
"Toutes les mesures et dispositions, ainsi que les mobilisations exceptionnelles et spécifiques de la Résistance des derniers mois sont terminées", a-t-il ajouté.
Karish, clé des exportations de gaz d'Israël vers l'Europe
Après d'intenses tractations diplomatiques pour délimiter sa frontière maritime avec le Liban voisin, Israël a activé cette semaine le gisement gazier offshore de Karish, étape clé dans son projet de doper ses exportations de gaz naturel vers l'Europe.
Mercredi, à la veille de la signature de l'accord, la société Energean a entamé la production à Karish, en se félicitant de "renforcer" ainsi "la sécurité de l'approvisionnement énergétique en Méditerranée orientale".
Ce gisement devrait alimenter le marché israélien mais aussi accroître les exportations des plateformes de Leviathan et Tamar, connectées à un gazoduc reliant le sud israélien au nord de l'Egypte, où ce gaz peut être liquéfié et acheminé par bateau vers les marchés mondiaux.
Dans la foulée de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, l'Union européenne s'est adressée à différents pays producteurs de gaz, dont Israël, pour diversifier ses approvisionnements. Et l'Etat hébreu a répondu présent.
Goodbye Gazprom?
"Nous ferons partie des efforts pour remplacer le gaz russe en Europe", a affirmé récemment le Premier ministre Yaïr Lapid, ajoutant qu'Israël comptait fournir à l'Europe "10%" des apports russes avant l'invasion de l'Ukraine.
Moscou avait fourni en 2021 quelque 155 milliards de m3 de gaz aux pays de l'UE.
Israël livre déjà du gaz à ses voisins jordanien et égyptien, et a signé en juin un accord pour la liquéfaction de son gaz en Egypte en vue de son acheminement vers l'Europe.
Les deux gisements offshore israéliens de Leviathan et Tamar produisent 23 milliards de m3 de gaz naturel par an.
Mais la consommation intérieure israélienne est de 13 milliards de m3 et les accords avec la Jordanie et l'Egypte avoisinent 9,5 milliards de m3, laissant peu de gaz disponible, explique Gina Cohen, spécialiste du secteur gazier israélien.
"Pour vendre plus à l'Europe, il faut une production stable du gisement de Karish", dont la capacité à court terme est de 6,5 milliards de m3 par an, dit-elle.
En outre, pour qu'Israël s'impose comme un fournisseur majeur de gaz à l'Europe, une partie du gazoduc avec l'Egypte doit encore être élargie et la production des gisements de Tamar et Leviathan augmentée.
La capacité de liquéfaction de l'Egypte n'est pas non plus infinie et Israël devra trouver à moyen terme d'autres voies pour acheminer son gaz à l'Europe comme un gazoduc Israël-Chypre-Turquie ou Israël-Chypre-Grèce, voire développer ses propres terminaux de gaz liquéfié, estiment des analystes.
Cana
L'accord frontalier Israël/Liban reconnaît les droits israéliens sur Karish et ceux du Liban sur les gisements de Cana, avec la précision que l'Etat hébreu touchera sa quote-part, environ 17% selon le Premier ministre Yaïr Lapid, de l'exploitation de ce réservoir qui traverse en partie ses eaux maritimes.
Mais Cana est loin d'être prêt à entrer en production. Une étude sismique réalisée en 2012 sur une zone limitée par la société britannique Spectrum a estimé les réserves de gaz récupérables au Liban à environ 720 milliards de mètres cubes.
Ce mois-ci, le Premier ministre libanais Najib Mikati "a demandé aux représentants" de la société française TotalEnergies, à la tête d'un consortium qui a reçu une licence d'exploitation pour Cana en 2018, d'"entamer immédiatement" "le forage d'exploration dans les eaux libanaises".
Pour passer de l'exploration à l'exploitation, le Liban pourrait donc devoir attendre plusieurs années.