TUNIS: Laisser une empreinte indélébile et façonner une nouvelle Tunisie, politiquement, mais aussi économiquement: tout indique que c’est là le but du président Kaïs Saïed.
Après avoir posé les jalons du nouveau régime politique – la gouvernance par la base –, il a lancé le processus de la construction du nouveau monde économique, avec la création de la première entreprise communautaire ou citoyenne.
D’après l’article 2 du décret qu’il a lancé le 20 mars 2022, l’entreprise communautaire est une personne morale «créée par un groupe d’habitants de la région» et elle a pour objectifs «une répartition équitable des richesses par l'exercice collectif d’une activité économique à partir de la zone» où elle est installée ainsi que le «développement régional» en fonction des besoins et des particularités des régions.
Les associés – cinquante au moins, chacun détenant une seule part – ne se partagent que 35% des bénéfices. Précisant que ce genre d’entreprise ne se limite pas forcément à l’agriculture, mais peut aussi opérer dans l’industrie et les services, le chef de l’État tunisien annonce qu’il en sera créé dans l’ensemble des régions du pays. Cette initiative, comme toutes celles de Kaïs Saïed qui l’ont précédée, divise profondément les Tunisiens.
Ahmed Chaftar, l’un des idéologues du nouveau régime, est membre fondateur de l’Initiative pour que le peuple triomphe, lancée le 9 octobre dernier par vingt-cinq personnalités pro-Saïed – et que beaucoup considèrent comme le parti politique du président. Ce personnage est l’un des plus fervents défenseurs des sociétés citoyennes. Il y voit «un premier pas vers la construction d’une identité tunisienne en matière de développement, différente de modèles inspirés d’autres expériences et qui n’ont pas trouvé de solutions pour la Tunisie».
D’après Ahmed Chaftar, les sociétés citoyennes vont «consacrer le principe de la participation à l’élaboration de solutions économiques à l’échelon local, régional et national» et «concrétiser l’idée selon laquelle “le peuple veut et sait ce qu’il veut”».
À l’opposé, d’autres sons de cloche se font entendre au sujet de cet objet économique encore mal identifié, ainsi que l’a démontré le débat sur cette question organisé mercredi 19 octobre dans le cadre du «café politique» animé par le journaliste Haythem el-Mekki en collaboration avec la Fondation Friedrich-Ebert (laboratoire d’idées allemand, NDLR).
Les deux intervenants, Belaïd Ouled Abdallah et Leila Riahi, ont de points de vue légèrement différents sur les entreprises citoyennes et les promesses que leur attribuent leurs défenseurs.
Le premier, président du Réseau tunisien de l'économie sociale (RTES), voit dans ces entreprises citoyennes «l’une des formes de la coopérative» et considère qu’elles «ne peuvent pas constituer une baguette magique et créer le développement. Certains disent qu’elles vont effacer toutes les autres formes de sociétés – celles du secteur privé, les coopératives, les groupements de développement agricole… –, ce n’est pas vrai. En revanche, elles peuvent leur apporter de l’aide».
La seconde intervenante, représentante de la plate-forme tunisienne des alternatives (altertunisia.org), est convaincue que «l’idée selon laquelle les sociétés citoyennes vont créer du développement et des emplois dans les régions est erronée, parce qu’elles n’apportent pas de solutions à ces problèmes créés par les politiques publiques».
De plus, Leila Riahi affirme que les motivations de cette première initiative du président sont économiques: «créer une base économique proche du pouvoir».
Seul le temps nous dira quels sont les véritables objectifs et la nature réelle de ces sociétés communautaires que Kaïs Saïed est en train de mettre en place.