PARIS : "Touche pas à ma PJ": des centaines d'enquêteurs de police judiciaire hostiles à la réforme de leur filière se sont rassemblés lundi partout en France pour tenter, avec le soutien de magistrats et d'avocats, de convaincre Gérald Darmanin de renoncer à son projet.
L'inscription "liquidation judiciaire" ou des portraits de Georges Clemenceau, le fondateur des "brigades du Tigre", ancêtre de la PJ, une larme de sang rouge à l’œil, scotchés sur leurs gilets: les opposants se sont réunis à la mi-journée "dans 36 villes", selon l'Association nationale de la police judiciaire (ANPJ).
La réforme, voulue par le ministre de l'Intérieur, prévoit de placer tous les services de police du département - renseignement, sécurité publique, police aux frontières et PJ - sous l'autorité d'un seul Directeur départemental de la police nationale (DDPN), dépendant du préfet.
Les agents de la PJ, chargée des crimes et enquêtes les plus graves, seraient intégrés à une filière investigation avec leurs collègues chargés de la délinquance au quotidien. Les détracteurs du projet pointent un risque de "nivellement vers le bas" et de renforcement du poids du préfet, sous tutelle de l'exécutif, dans les enquêtes.
A Nanterre, 200 à 300 fonctionnaires des offices centraux de la PJ, se sont rassemblés derrière une banderole: "les offices contre la DDPN". Des magistrats des juridictions interrégionales spécialisées (JIRS), en robe, les ont rejoints.
A Lyon, environ 150 officiers de police, magistrats ou avocats se sont retrouvés devant le Palais de justice.
Les grandes mobilisations de policiers depuis 20 ans
Avant les rassemblements prévus lundi dans plusieurs villes de France contre la réforme de la police judiciaire, voici un rappel des grandes mobilisations de policiers depuis 20 ans:
2021: meurtre d'un policier
Le 19 mai, des milliers de policiers se rassemblent devant l'Assemblée nationale pour dénoncer la violence croissante à laquelle ils se disent confrontés et l'inadéquation de la réponse judiciaire, deux semaines après le meurtre d'Éric Masson, un brigadier tué sur un point de deal à Avignon. Des personnalités politiques de tous bords se joignent au rassemblement, dont le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin.
2020: «dénigrés»
En juin, multiples rassemblements de policiers à la suite du projet d'abandon de la clé d'"étranglement" annoncé par le gouvernement après des manifestations contre les violences policières. Le ministre de l'Intérieur, Christophe Castaner, avait également demandé la suspension de policiers en cas de "soupçons avérés" de racisme, avant de reconnaître une "maladresse". La technique d'interpellation controversée sera finalement supprimée bien plus tard.
En décembre, plusieurs centaines de policiers se rassemblent à Paris, Nantes ou Bordeaux, se disant "dénigrés" après des propos d'Emmanuel Macron reconnaissant notamment qu'il existait "des violences par des policiers".
2019: «marche de la colère»
Le 2 octobre, quelque 27 000 policiers, selon les organisateurs, défilent à Paris pour une "marche de la colère".
Au coeur de la protestation, une usure opérationnelle liée au mouvement social des "gilets jaunes", où la police a été accusée de violences, un bond des suicides au sein de la police nationale et des craintes liées au projet de réforme des retraites.
2016: prime et «haine anti-flics»
En avril, plusieurs milliers de policiers manifestent à Paris pour réclamer l'augmentation d'une "prime de risque" à la suite des attentats et de l'instauration de l'état d'urgence.
En mai, des centaines de policiers manifestent pour dénoncer la "haine anti-flics" lors des manifestations contre la réforme du droit du travail. En marge d'une marche contre les violences à l'encontre des forces de l'ordre à Paris, deux policiers sont attaqués et leur voiture incendiée.
2015: policier blessé
Des milliers de policiers manifestent le 14 octobre, après qu'un de leurs collègues a été grièvement blessé en Seine-Saint-Denis par un braqueur en cavale.
2014: «paupérisation»
Plusieurs milliers de policiers défilent à Paris le 13 novembre pour dénoncer "une paupérisation constante des services" et "le mal-être" dans la police.
2012: mise en examen
Des manifestations de centaines de policiers se succèdent durant plusieurs semaines pour protester contre la mise en examen d'un de leurs collègues pour homicide volontaire. Celui-ci avait abattu un multirécidiviste en cavale en Seine-Saint-Denis le 25 avril.
2009: «politique du chiffre»
Dans toute la France, plusieurs milliers de policiers dénoncent le 3 décembre une "politique du chiffre, quotas de contraventions et effectifs en baisse".
2007: changement de statut
Le 8 décembre, plusieurs milliers d'officiers de police manifestent à Paris contre un changement de leur statut.
2001: meurtre de policiers
Le tiers des 114 000 policiers de France, de tous grades, manifeste durant deux semaines, après le meurtre de deux policiers le 16 octobre, au Plessis-Trévise (Val-de-Marne) par un braqueur récidiviste libéré alors qu'il était en détention provisoire, et après les blessures reçues par deux autres dans une fusillade à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis) le 7 novembre.
«Retours alarmants»
Ce qui nous inquiète le plus "c'est une perte de moyens et d'être saturés par le contentieux de masse que traite actuellement la sécurité publique", a déclaré Yann Bauzin, président de l'ANPJ.
"Si on vient au renfort de collègues qui sont saturés avec 300 procédures sur leur bureau, moi qui actuellement fait des enquêtes qui durent parfois plusieurs années et qui a dix dossiers sur mon bureau, il est bien évident qu'un dossier de plus, c'est 10% de mon temps qui est distrait", a-t-il détaillé.
Dans le Sud Est de la France, 80 manifestants étaient présents en Corse ou à Nice, où le député LR des Alpes-Maritimes Eric Ciotti est venu "soutenir ce mouvement de protestation".
Devant la préfecture de l'Hérault à Montpellier, il y avait 150 à 200 manifestants.
"Les premiers retours d'expérience des sites pilotes (de la réforme) dans les Pyrénées-Orientales et l'Hérault sont alarmants", y a déclaré Catherine Konstantinovitch, présidente de chambre à la cour d'appel de Montpellier et déléguée régionale de l'Union syndicale des magistrats (USM).
"L'autorité judiciaire est identifiée comme un simple gestionnaire de flux, les priorités de politique générale définies par les procureurs ne sont pas respectées et la justice a perdu ses interlocuteurs spécifiques à la police judiciaire", a-t-elle déploré.
«Haie du déshonneur»
A Strasbourg, environ 60 agents de police et une vingtaine de magistrats se sont mobilisés. Ils étaient également une cinquantaine à Brest et à Lille, où les magistrats arboraient des panneaux "touche pas à ma PJ".
Marion Cackel, juge d'instruction de la JIRS de Lille et présidente de l'association française des magistrats instructeurs, a pris la parole pour dénoncer la réforme et l'effondrement des moyens des enquêteurs depuis vingt ans, "mal-traités, sous-payés". "Il y a 17 000 OPJ en France pour 3,9 millions de nouvelles procédures par an, sans compter les stocks".
Depuis fin août, la contestation monte dans les rangs des 5 600 personnels de PJ. Elle s'est élargie le 7 octobre avec le limogeage d'Eric Arella, le patron respecté de la PJ dans la zone sud, qui a suscité un tollé.
M. Arella payait la visite houleuse, la veille, du directeur général de la police nationale, Frédéric Veaux, à Marseille.
Venu défendre la réforme, ce dernier avait dû traverser une "haie du déshonneur" formée de 200 enquêteurs opposés au projet. La vidéo de la traversée de cet ancien numéro 2 de la PJ est vite devenue virale sur les réseaux sociaux.
Deux jours plus tard, Gérald Darmanin a concédé quelques amendements mineurs et renvoyé la mise en œuvre du projet après le premier semestre 2023 et la reprise des discussions à la mi-décembre après un audit. Mais sans toutefois remettre en cause une réforme selon lui "courageuse et indispensable".