DIEPPE: Le raid de Dieppe le 19 août 1942 s'est soldé par un carnage pour les soldats canadiens, mais les alliés avaient décidé qu'ils annonceraient une victoire, et le 3eme Reich en a profité pour se déclarer invincible : retour sur un monument de propagande.
"Il a fallu attendre longtemps avant que la vérité n'éclate" : lorsque le soldat du 14e Régiment blindé canadien Gordon Fennel revient en Angleterre après le raid, remorqué à bord d’un bateau qui prenait l’eau, il comprend vite que le récit fait de la bataille n'a aucun rapport avec sa réalité.
Cet homme aujourd'hui âgé de 100 ans, était le seul vétéran du raid parmi la petite poignée d'individus encore en vie à assister aux commémorations vendredi.
"On nous a dit que c'était un exercice, mais nous étions tous préoccupés" raconte-t-il, en surplomb de la plage de galets qui l'a vu débarquer dans son char il y a 80 ans. "C'est seulement trente secondes avant d'embarquer dans les bateaux" que le véritable but de la mission a été dévoilé, "nous n'avions pas beaucoup d'informations".
Si le secret entoure logiquement un tel raid avant le départ, Gordon a été surpris de ce qu'il a pu lire et entendre, revenu sur le territoire britannique le jour même parmi les quelque 3 000 rescapés, la moitié seulement du contingent de départ, (près de 900 Canadiens tués et 1 900 prisonniers).
Dans un article de septembre 2006 de la Canadian Historical Review, intitulé "+Au cas où ce raid est un échec+ vendre Dieppe aux Canadiens", l'historien Timothy Balzer explique : "les archives révèlent que le direction des opérations combinées (DOC, l'organisateur du raid) ont planifié à l'avance de présenter tout échec comme un succès".
L'historienne Béatrice Richard écrivait en avril 2016 dans "Dieppe, la fabrication d'un mythe" que dès la fin de la bataille, les services des relations publiques du DOC "entrent en action et tentent de transformer le fiasco en victoire".
Les jours suivant, les titres des journaux sont dithyrambiques: "Le commando laisse Dieppe en ruines" pour La Patrie au Québec, "Combat acharné à Dieppe - tâche accomplie pour les alliés qui surclassent les défenses allemandes" pour The Hamilton Spectator.
Cacher les morts
Mais sur la petite dizaine d'objectifs fixés, seuls deux, -maintenir la pression sur les forces allemandes en France et gagner en expérience- sont atteints, pour un coût humain astronomique.
Et au lendemain de la bataille, on cache les morts.
"Après les premières publications louant la réussite de l'opération, (...) on commence à publier la liste des morts, blessés et disparus dans les journaux.(...) La dissonance devient évidente", selon Marie Eve Vaillancourt, commissaire de l'exposition "De Dieppe à Juno" au centre Juno Beach de Courseulles-sur-Mer, un mémorial dédié au débarquement canadien du 6 juin 1944 en Normandie.
Les Canadiens, à qui l'on vante la réussite de l'opération mais qui restent sans nouvelles de leurs proches, se posent des questions. Certains assistent à des rassemblement initiés par des journalistes présents à Dieppe mais ces derniers s'autocensurent sur fond de nationalisme guerrier.
Il faut attendre mi-septembre pour que la vérité éclate enfin : c'est "la phase de révélation", à partir du 15 septembre, "celle du bilan officiel des pertes et la diffusion d’un rapport officiel sur l’opération trois jours plus tard", écrit Béatrice Richard.
Côté allemand, la propagande sévit aussi. Les photographes dramatisent la scène en alignant des corps sur la plage, les actualités parlent de l'échec d'un "débarquement" à but d'invasion, alors qu'un raid est par essence une opération prévue sur un court laps de temps avec rembarquement de toutes les forces en présence.
L'idée allemande que cette "ouverture d'un second front allié en Europe de l'Ouest a échoué en 1942, s'éloignant du concept du raid pour se rapprocher de celui de débarquement", s'est tellement propagée dans l'imaginaire collectif, explique Marie Eve Vaillancourt, que même "les historiens canadiens ont mis l'accent sur cette thèse pendant plusieurs années".
Loin de ces manipulations, Gordon Fennell, présent ensuite sur les théâtres d'opération de Hollande, d'Allemagne ou d'Italie où il a perdu son frère qui combattait avec lui, n'a qu'un mot pour décrire cette journée: "épouvantable".