Réponse à Zakaria Qurshon pour sa série d’articles intitulée « Répondant aux Saoudiens »

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Publié le Mardi 21 juillet 2020

Réponse à Zakaria Qurshon pour sa série d’articles intitulée « Répondant aux Saoudiens »

Réponse à Zakaria Qurshon pour sa série d’articles intitulée « Répondant aux Saoudiens »
  • Mythes, visions et rêves façonnent l’histoire turque pré-ottomane
  • L’histoire « façonnée » des Turcs d’Anatolie résulte du manque de ressources anciennes existantes qui auraient pu fournir assez de détails sur leur présence avant l’Islam et leur intégration dans la civilisation arabo-islamique

Certains peuples souffrent de crises ethniques, idéologiques et parfois culturelles depuis leurs origines. Certains sujets s’avèrent parfois complexes et problématiques ; c’est notamment le cas de l’Histoire. Il arrive que celle-ci ne provoque pas de graves crises chez certains peuples, mais elle peut aussi constituer une importante source d’angoisse.

La plupart des peuples touchés par les crises sont ceux qui ont été pendant des siècles rendus invisibles par les civilisations dominantes. C’est ce qu’ont fait les Chinois, les Perses et l’Etat islamique à leurs débuts avec des peuples comme les Mawâlî et les Mamelouks, avant que ces derniers se multiplient à la cour islamique. Par la suite, ces peuples-là se sont disséminés dans la région.

Il n’est pas exagéré d’affirmer que les Turcs d’Anatolie font partie des peuples qui ont le plus souffert d’une crise historique, et celle-ci se poursuit encore aujourd’hui. Pour la surmonter, ils ont eu recours à une Histoire qu’ils ont « façonnée », pour créer un récit basé sur le mythe et l’imagination et combler ainsi une période brumeuse, antérieure à l’établissement et à l’expansion de l’Empire ottoman.

L’histoire « façonnée » des Turcs d’Anatolie résulte du manque de ressources anciennes existantes qui auraient pu fournir assez de détails sur leur présence avant l’Islam et leur intégration dans la civilisation arabo-islamique.

La raison qui a poussé les Turcs d’Anatolie à écrire ainsi leur histoire réside dans le fait qu’ils ont été conduits, en raison de leurs capacités militaires, à construire des États au sein de la civilisation islamique.

Sous le règne des sultans mamelouks, les Turcs d’Anatolie avaient plus de pouvoir que les autres peuples. Ils étaient d’anciens esclaves païens, des mercenaires au service des califes, des princes et des marchands. Les premiers mamelouks sont arrivés par grands groupes à l’Ouest, en partie à cause des déplacements forcés pratiqués par les Mongols à leur encontre. Ils se sont rendus pour la plupart dans les villes du califat, tandis que d’autres ont choisi l’Asie mineure. Cette ruée humaine, avant et après l’attaque mongole, a créé une situation politique inhabituelle pour l’État abbasside, que ce soit avant ou après avoir été renversé par les Mamelouks. Durant cette période, les Turcs anatoliens, anciens esclaves et formés aux arts de la guerre, ont travaillé à établir des États à l’intérieur du pays. Les mercenaires combattants y ont grandement contribué.

Parmi ces États et sultanats, l’Empire ottoman a vu le jour en Asie mineure. Il s’est développé et a été dans un premier temps le rival des peuples byzantins et mongols ; par la suite, son principal ennemi est devenu l’État byzantin. La montée en puissance de l’Empire ottoman fut rendue possible par l’effondrement politique général en Asie mineure et dans le monde islamique à proximité.

Pendant la période correspondant à cette montée en puissance, et même après l’établissement de son émirat, les historiens se sont étonnés du fait que les Turcs anatoliens – et la famille Osman en particulier – ne disposaient ni de textes ni d’autres sources historiques grâce auxquelles ils auraient pu établir une chronologie, écrire une histoire, comme ils l’avaient fait avec d’autres peuples.

De même, de nombreux historiens issus de l’Empire ottoman ont eu recours aux légendes, aux épopées, aux visions et aux rêves pour bâtir une histoire propre aux Ottomans et aux Turcs anatoliens.

Ce qui frappe le chercheur s’intéressant à l’histoire de l’Empire ottoman à ses débuts, ce sont les incohérences de récits qui s’appuient davantage sur la légende que sur la vérité, et la volonté, à travers ces textes, de révéler autre chose que l’origine historique des Ottomans. D’anciens historiens ont prétendu, contrairement à la raison, à la logique et à l’histoire, que la dynastie des Osman aurait des origines remontant à la tribu des Qorayshites, ce qui confirme le peu de crédit que l’on peut accorder à ces sources.

Essayer de retracer la chronologie historique des groupes militaires et mercenaires n’est pas une tâche facile. Il est tout à fait naturel que de tels troubles, incohérences et contradictions se reproduisent dans la formulation de leur histoire.

On trouve des peuples qui surgissent dans la civilisation et tentent de s’établir sur la carte de l’histoire humaine. Immanquablement, ces peuples raviveront leur propre aristocratie, comme les sultans ottomans l’ont fait : ils se sont en quelque sorte construits eux-mêmes, d’une manière incompatible avec la culture islamique qui les a conçus, créant d’eux une image qui ne ressemble en rien à l’islam.

Cette aristocratie façonnée a imposé une tension historique entre les Ottomans et d’autres ethnies qui leur sont associées, comme celles qui ont été dominées par les Turcs anatoliens pendant un certain temps. Cela comprend les Arabes, qui ont formé la culture turque arrivée dans leurs régions sans civilisation, sans profondeur et sans histoire écrite.

Par conséquent, nous n’avons pas besoin de plus d’analyses et de recherches pour comprendre les Turcs anatoliens par rapport aux Arabes en particulier. La crise psychologique et historique est un résultat naturel pour ceux qui comprennent qu’ils étaient autrefois influents, puissants et dominants, exerçant une pression historique sur les autres. Soudain, tout s’est évaporé… Ils croient que ce sont les Arabes qui ont causé la chute de leur empire et mis fin à leur pouvoir ainsi qu’à leur influence.

Nous devons surtout comprendre, comme les Turcs anatoliens eux-mêmes le savent, que la civilisation qu’ils s’attribuent - au-delà des guerres et de leurs détails sanglants propres à l’Empire ottoman dans ses phases de puissance – est essentiellement le produit d’un mélange de peuples qu’ils ont contrôlés, et cela comprend des Européens, des Arabes, des Kurdes et d’autres peuples.

Les Ottomans ont eux-mêmes souffert du fait des Turcs anatoliens. Ils se sont alors résolus à former une puissante élite sociale européenne sous leur domination dans le but d’alléger la pression exercée sur eux par leur propre peuple qui, tout au long de son histoire, participera aux révoltes et tentera de s’affranchir d’eux.

Par conséquent, la question historique et raciale concernant les Turcs anatoliens est difficile et fondée sur des bases illogiques. Il y a en réalité un détail subtil que nous devons prendre en compte : les classes ottomane et turque qui se sont succédé en Anatolie sont séparées et se chevauchent dans le même temps. Lorsque nous voulons examiner la question des conflits nationaux ou ethniques, nous nous heurtons à la difficulté de savoir qu’est-ce qui est turc et qu’est-ce qui est métissé, du fait des mariages avec des Européens, et s’il faut attribuer ces conflits aux Turcs, à la culture turque ou aux traditions intellectuelles mélangées perses, chamaniques, zoroastriennes et les anciennes croyances que les Turcs ont amenées avec eux ?

Ce mélange constitue une épreuve pour le chercheur en histoire ottomane, car il nécessite une dissociation claire et précise. En outre, il fait face à une ancienne confusion historique : la présence d’informations officielles archivées pour la période ottomane depuis sa période médiévale. C’est ce qui pousse les chercheurs à se vanter de disposer d’archives renfermant des millions de documents, mais le problème ne réside pas dans ces documents, d’autant qu’ils n’expriment pas uniquement le point de vue officiel. Il se trouve dans la période précédant ces documents. Qu’en était-il ? Rien. C’est ce qui explique le besoin de combler les lacunes en recourant aux mythes, aux rêves et aux émotions.

Il n’est donc pas étonnant de trouver quelques Turcs anatoliens d’hier et d’aujourd’hui discourant sur cette question en fonction de leur compréhension légendaire et de leur perception du processus structurel de l’histoire. Parmi eux, Zakaria Qurshon, professeur en histoire à l’Université de Marmara à Istanbul, est l’auteur d’un grand nombre d’études et d’ouvrages sur l’histoire arabe, en particulier sur la péninsule arabique et le Golfe.

Qurshon a publié notamment cinq articles intitulés « Répondant aux Saoudiens ». Ils ont été publiés sur le site du journal turcophone Yeni Safak du 7 au 21 mai 2020.

Ces articles abordaient de nombreux sujets interconnectés et contradictoires dans leurs informations, dans lesquels l’histoire était utilisée de manière sélective, dans une intention politique claire mais sans référence. L’auteur avait, à l’évidence, la volonté d’offenser le royaume d’Arabie saoudite qui, aux yeux du gouvernement actuel de la République turque, incarne un point de vue hostile.

Qurshon croyait que l’histoire était son arme, sans se rendre compte du fait qu’elle n’a aucune pitié pour ceux qui n’y possèdent pas de profondeur. Il a prétendu qu’il existait de graves problèmes historiques pour les Turcs en Asie mineure. Ainsi, il n’a pas hésité à présenter une histoire « fabriquée », pleine de dissimulation et de mensonges, dénuée des solides références scientifiques que l’on est en droit d’attendre d’un professeur d’université.

Dans cet article qui inaugure ma série de réponses à M. Qurshon, j’ai voulu aborder l’idée de l’histoire façonnée des Turcs, dans le but de mieux comprendre les prémisses historiques de ce peuple et sa psychologie. C’est à travers ces réponses, dont le présent article constitue l’introduction, que nous identifierons les impasses dans lesquelles Zakaria Qurshon s’est fourvoyé, lui qui mélange deux crises, historique et politique.

Je vous propose de nous retrouver prochainement avec le deuxième article – ou deuxième maillon –, qui aura pour objet de répondre à l’analyse de la série d’articles de M. Qurshon.

Talal Al-Torifi est professeur d'université et journaliste saoudien,

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com