ERBIL (Kurdistan irakien): Si l'on isole ces enregistrements sonores de leur contexte, ils semblent assez banals. Ils ne font qu'attester une réalité connue de tous en Irak: la profonde antipathie qui existe entre les protagonistes chiites les plus puissants du pays (Nouri al-Maliki et Moqtada al-Sadr) et la complexité des relations qu'ils entretiennent avec les autres responsables irakiens.
Aux yeux des analystes, ces enregistrements révèlent les fortes divisions et les inimitiés tenaces qui gangrènent la scène politique irakienne et entraveront probablement davantage la formation d'un gouvernement dans les mois à venir.
Parmi ces bandes sonores, connues en Irak sous le nom de «Maliki Wikileaks», on peut entendre l'homme qui a été Premier ministre entre 2006 et 2014 dénoncer ses rivaux politiques et évoquer la guerre civile qui se dessinerait.
«L'Irak se trouve à l’aube d'une guerre meurtrière dont personne ne sortira indemne si on ne déjoue pas le projet de Moqtada al-Sadr, Massoud Barzani et Mohamed al-Halbousi […] et je n'hésiterai pas à attaquer Nadjaf s'il le faut», déclare Al-Maliki dans l'un des nombreux enregistrements dont il conteste cependant l'authenticité.
Il allègue également que le Royaume-Uni manigance un complot qui vise à confier à Al-Sadr le commandement des chiites d'Irak pour l'assassiner ensuite, ce qui restaurera la suprématie des sunnites sur le pays.
Ces enregistrements ont été publiés par le journaliste et activiste Ali Fadhel. Ils remontent vraisemblablement à deux mois, voire davantage, puisqu'ils évoquent la coalition parlementaire tripartite «Sauver la patrie» (composée du Mouvement sadriste, du Parti démocratique du Kurdistan [PDK] de Barzani et du Parti du progrès d’Al-Halbousi). Cette coalition a affronté les partis chiites favorables à l'Iran sous l'égide du Cadre de coordination (CC), auquel appartient la Coalition de l'État de droit de Nouri al-Maliki.
Al-Sadr a exigé la démission de ses soixante-treize députés à la mi-juin. Il s'était efforcé pendant des mois de former un gouvernement majoritaire sans le Cadre de coordination. Ce dernier prône en effet un autre type de gouvernement fondé sur le consensus, ce qui constitue la norme en Irak depuis 2003.
Après la démission massive des sadristes, l'alliance baptisée «Sauver la patrie» a pris fin, et avec elle la perspective d'un gouvernement majoritaire en Irak.
Le CC négocie depuis lors la formation d'un nouveau gouvernement avec les autres blocs parlementaires.
C'est au mois d’octobre 2021 que se sont tenues les élections législatives anticipées en Irak. Toutefois, le pays n'est pas parvenu à ce jour à constituer un nouveau gouvernement. La gouvernance du pays est actuellement confiée au gouvernement intérimaire dirigé par Moustafa al-Kazimi, le Premier ministre actuel.
Quelques chiffres
La population de l'Irak est de 39,3 millions d'habitants.
Le taux de croissance du PIB se chiffre à 3,9%. (PPA)
Le taux de chômage représente 12,8% de la population.
Le PIB avoisine les 708,3 milliards de dollars, soit 695 milliards d’euros. (PPA)
Source: The Heritage Foundation (2021)
À première vue, l'Irak semble s'acheminer vers une instabilité plus marquée. Après avoir démissionné du Parlement, les sadristes sont retournés dans la rue. Ici, Al-Sadr a maintes fois fait la preuve d’une aptitude à mobiliser en un rien de temps des centaines de milliers de partisans dévoués; ces derniers vivent pour la plupart dans la pauvreté et nourrissent un sentiment de colère à l'égard de l'élite politique.
L'impasse dans laquelle se trouve le Parlement perdure et l'espoir de former un nouveau gouvernement reste hypothétique. Les dix mois qui se sont écoulés depuis les dernières élections ne sont pas parvenus à changer le cours des choses. Les déclarations incendiaires d'Al-Maliki viennent aujourd'hui couronner ce tableau complexe.
L'Irak risque-t-il d'être ravagé par une violente conflagration, ou même par une sorte de guerre civile, si la situation actuelle se prolonge?
«Dans ses propos, M. Al-Maliki semble faire allusion à une recrudescence susceptible de conduire à des affrontements dans les rues; on a déjà assisté à de tels heurts entre les factions chiites», confie à Arab News Joel Wing, qui tient le blog Musings on Iraq («Réflexions sur l’Irak»).
Les enregistrements sont authentiques, selon Joel Wing, qui fait remarquer que seuls Al-Maliki et ses alliés ont nié leur authenticité.
Il rappelle que le Cadre de coordination a déjà recouru à la violence politique depuis les élections d'octobre, notamment en bombardant les maisons et les bureaux qui appartenaient à des partis politiques adverses. Le Kurdistan irakien, lui aussi, a été la cible d'une succession de tirs de roquettes et de drones. L'objectif était de soumettre le PDK à une certaine pression.
«Les partis politiques se sentent de plus en plus frustrés de ne pas parvenir à former un gouvernement», explique M. Wing. «Les commentaires de M. Al-Maliki ne font qu'aggraver une situation déjà précaire. On constate en écoutant son discours sur la violence politique que certains dirigeants sont prêts à aller jusqu'au bout pour éliminer leurs adversaires.»
Pour M. Wing, aucun signe ne semble présager un dénouement imminent de l'impasse politique dans laquelle se trouve le pays. Cette situation attisera les tensions et augmentera le risque d'affrontements armés, selon lui. Néanmoins, il ne craint pas que la situation actuelle en Irak ne dégénère en un conflit entre chiites ou en une guerre civile.
«Je ne redoute pas la guerre civile. Toutefois, le Cadre et les Sadristes ont déjà fait usage de violence par le passé et ils risquent d'aller encore plus loin dans la mesure où les partis politiques ne parviennent pas à trouver le moindre compromis», souligne-t-il.
L'impasse politique persistera probablement, puisque le Cadre et les partis kurdes ne parviennent pas à élire le prochain président ni le futur Premier ministre.
Pour que le Parlement élise le prochain Premier ministre, il est indispensable de désigner le candidat à la présidence, un poste symbolique réservé aux Kurdes en Irak. Cependant, le PDK et l'Union patriotique du Kurdistan ne se sont pas encore accordés sur le choix d'un candidat.
Plus encore, «de profonds clivages divisent les membres du Cadre lui-même au sujet du choix du Premier ministre», comme le souligne M. Wing.
«Voilà pourquoi on évoque de plus en plus la possibilité d'organiser de nouvelles élections ou de garder simplement le Premier ministre actuel en poste», ajoute-t-il.
Tout comme M. Wing, Kyle Orton, analyste indépendant et spécialiste du Moyen-Orient, estime que les enregistrements de M. Al-Maliki sont authentiques.
«On constate à travers les enregistrements divulgués que M. Al-Maliki est toujours convaincu de la légitimité de la violence politique; il adopte donc la position du parti Dawa, que la Révolution iranienne a formé en 1979», confie-t-il à Arab News.
«Cette position est assez courante en Irak: depuis la chute de Saddam Hussein, de nombreux politiciens font de la politique le jour et se livrent au terrorisme la nuit.»
M. Orton est lui aussi convaincu que les enregistrements divulgués n'entraîneront pas de «guerre civile» imminente. Bien au contraire, «ils montrent avant tout que, en Irak, la politique obéit aux règles du jeu établies par le CGRI [Corps des gardiens de la révolution islamique d'Iran]», estime-t-il.
«Ce sont les mandataires de l'Iran qui se livrent à une lutte de factions, même si le jeu paraît un peu plus brutal qu'il ne l'était dans le passé», affirme-t-il. «Mais le CGRI commande le dispositif de sécurité en Irak. De fait, ses milices contrôlent les rues et il ne tolérera donc pas qu’un tel effondrement se produise.»
M. Orton conclut par ces mots: «Pour prévoir le dénouement de la situation, il faut chercher la réponse du côté de Téhéran: les Iraniens seront-ils contrariés par le fait qu’Al-Sadr franchit les limites ou estimeront-ils qu'Al-Maliki est trop affaibli sur le plan politique pour rester dans la course?»
Nicholas Heras, directeur adjoint de l'unité de sécurité humaine au Newlines Institute for Strategy and Policy, n'est pas d'accord avec M. Wing et il n'écarte pas la possibilité d'une guerre civile entre chiites.
«Al-Sadr n’a pas attendu les enregistrements pour savoir qu'Al-Maliki le déteste», déclare M. Heras à Arab News. «Moqtada Al-Sadr a bâti sa carrière politique en dénigrant Nouri al-Maliki, dénonçant son manque d'intérêt pour les besoins du peuple irakien, notamment ceux des chiites.»
«L'Irak se dirige tout droit vers une guerre civile intrachiite. La situation dans le pays a pris une tournure inquiétante. Les tensions les plus vives sont celles que l’on observe au sein de la communauté chiite».
Au sujet de l'avenir de l'Irak, M. Heras précise qu’«il s'agit principalement d'un conflit entre Al-Sadr et ses alliés d'une part, et un grand nombre de politiciens chiites et les milices qui leur sont affiliées d'autre part».
«Les Kurdes et les sunnites se contentent de suivre le déroulement du conflit qui se profile à l'horizon à toutes fins utiles», conclut-il.