ALMATY: Du rouge partout. Des dizaines de nuances de rouge composent une fresque artistique représentant la place principale d'Almaty, au Kazakhstan, épicentre d'émeutes sanglantes qui ont traumatisé il y a six mois ce pays d'Asie centrale.
Sur cette composition de l'artiste Saule Souleïmenova, on reconnaît les imposants bâtiments soviétiques de la place de la République et la colonne édifiée pour célébrer l'indépendance du Kazakhstan en 1991.
L'oeuvre, qui couvre un mur entier, est constituée de multiples morceaux de plastique. Ceux de couleur rouge sont recouverts d'un vernis scintillant.
"Avec cette couleur, je voulais exprimer notre état d'esprit depuis le début de l'année", explique à l'AFP Saule Souleïmenova, âgée de 52 ans.
Début janvier, le Kazakhstan a été secoué par des protestations contre la hausse des prix du carburant qui ont dégénéré à Almaty en affrontements entre la police et des manifestants. Bilan: 238 morts et des centaines de blessés.
Le gouvernement a été accusé d'avoir tiré sans distinction sur la foule et d'avoir torturé de nombreuses personnes interpellées lors des troubles. Sur fond de rivalités entre clans au pouvoir, le président, Kassym-Jomart Tokaïev, assure lui avoir déjoué un coup d'Etat "terroriste".
Ces violences ont fait voler en éclats l'image de stabilité du Kazakhstan, une ex-république soviétique qui a longtemps profité de ses importantes réserves d'hydrocarbures pour acheter la paix sociale, tout en écrasant l'opposition politique.
Depuis le "janvier sanglant", un sentiment d'injustice et des interrogations demeurent. Saule Souleïmenova explique que ce malaise collectif a été renforcé depuis l'invasion de l'Ukraine par la Russie, le grand allié traditionnel du Kazakhstan.
«Ils frappaient nos blessures»
Le 5 janvier, Akyljan Kiïssimbaïev protégeait des pillages un immeuble du centre d'Almaty quand des balles perdues ont commencé à transpercer les vitres du bâtiment.
Touché à la jambe, il a été opéré et des policiers l'ont interpellé dans son lit d'hôpital, puis, dit-il, frappé dans les couloirs de l'hôpital et en prison.
"Ils frappaient sur nos blessures", raconte cet ouvrier métallurgiste de 34 ans. "Ils nous disaient: +Vous êtes des terroristes!+".
Vêtu de ses seuls sous-vêtements, il a été présenté à un juge et placé en détention provisoire. Une mobilisation a permis sa libération fin janvier. Mais il est toujours poursuivi pour participation à des "émeutes" et risque huit ans de prison.
Les autorités ont reconnu des cas de tortures, certains ayant entraîné la mort. Plus de 240 enquêtes ont été ouvertes, mais elles n'avancent pas. Aucun des policiers soupçonnés d'avoir torturé Akyljan Kiïssimbaïev n'a été poursuivi.
Le président Tokaïev tente de tourner la page et a appelé à la fondation d'un "Nouveau Kazakhstan". En juin, il a fait voter des amendements constitutionnels qui ont réduit l'influence du clan de son prédécesseur, Noursoultan Nazarbaïev, 82 ans.
Rouslan Rafikov, un artiste kazakh, estime que les violences reviendront si les autorités n'améliorent pas le niveau de vie et poursuivent les répressions.
"Le militantisme citoyen n'a pas disparu (...) Au contraire, il se renforce", dit M. Rafikov, 46 ans, portant un T-shirt avec un message de soutien à l'Ukraine.
La Russie, un «partenaire toxique»
L'incertitude demeure aussi sur la scène étrangère. Pendant les violences de janvier, Moscou a envoyé des militaires au Kazakhstan pour soutenir M. Tokaïev.
Un mois plus tard, les troupes du Kremlin se lançaient à la conquête de l'Ukraine.
Malgré sa dette envers Moscou, le président Tokaïev a refusé de soutenir l'invasion, alors qu'une importante communauté russe vit dans le nord du Kazakhstan, faisant craindre le retour d'ambitions impériales de la Russie dans ces territoires.
Scène inhabituelle, lors d'un échange en juin avec Vladimir Poutine pendant un forum économique à Saint-Pétersbourg, M. Tokaïev a dit qu'il ne reconnaîtrait pas l'indépendance des territoires séparatistes prorusses de l'est de l'Ukraine.
Pendant cet échange, M. Poutine a mal prononcé à plusieurs reprises le prénom du président kazakh. Certains observateurs y ont vu une technique de déstabilisation.
La diplomatie kazakhe a, elle, promis d'interdire l'entrée sur son territoire au présentateur russe Tigran Kéossaïan, qui a accusé en avril les Kazakhs d'"ingratitude" et évoqué à demi-mot une invasion du pays par Moscou.
Pour le politologue Dossym Satpaïev, "Tokaïev comprend que la Russie est un partenaire toxique".