PARIS : Les "Uber files", qui ont révélé les liens privilégiés entre la société américaine et Emmanuel Macron lorsqu'il était à Bercy, ont braqué les projecteurs sur les lobbies, dont les activités sont de plus en plus encadrées.
Quel rôle?
Rencontres informelles, suggestions d'amendements aux textes de loi, voire soupçon de cadeaux aux décideurs: les représentants d'intérêts n'ont pas bonne presse. Pourtant, "la décision publique ne peut se prendre autrement qu'en consultant les gens", fait valoir Fabrice Alexandre, vice-président de l'Association française des conseils en lobbying et affaires publiques (AFCL), pour qui il est "impossible de rester dans l'isolement".
Leur travail: "construire des argumentaires, économiques, juridiques, produire des comparaisons internationales" pour le compte de clients, souvent des entreprises privées, qui pourront les faire valoir.
Au-delà de ces professionnels, les entreprises elles-mêmes, mais aussi les syndicats, ONG et encore les avocats ont fréquemment une telle activité d'influence. Ainsi, quelque 2 400 représentants d'intérêts au total sont inscrits sur le registre dédié de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) et ont enregistré en 2020 plus de 10 000 "activités". Sociétés commerciales et cabinets de conseil déclarent en moyenne 100 à 200 000 euros de dépenses de lobbying.
Uber France a mentionné depuis 2017 des "rencontres avec le cabinet du président de la République" ou des échanges avec des cabinets ministériels, afin de faciliter "l'accès à la profession de VTC" ou "le déploiement des opérateurs de nouvelles mobilités".
"Le rôle d'un ministre de l'Economie, c'est d'être en contact avec tous les chefs d'entreprises" et "d'essayer de voir quels sont les nouveaux marchés", défend Bruno Le Maire, actuel titulaire du poste.
"Hyper fier", Emmanuel Macron lui-même "assume à fond" d'avoir vu "des chefs d'entreprise, en particulier étrangers" entre 2014 et 2016, a-t-il dit mardi, insistant sur "les milliers d'emplois" créés.
Encadrement progressif
C'est la loi Sapin II anti-corruption de décembre 2016 qui a prévu le registre géré par la HATVP. Les représentants d'intérêts doivent s'y inscrire pour rencontrer les ministres et leur cabinet, les parlementaires et leurs collaborateurs, certains hauts fonctionnaires et, depuis le 1er juillet, des responsables publics locaux, sous peine de sanction pénale. L'objectif est de mesurer l'empreinte des lobbies sur les lois et normes.
Un tel registre existait auparavant, mais sur une base volontaire, à l'Assemblée nationale depuis 2009, ainsi qu'en version allégée au Sénat. Mais rien pour les contacts entre lobbyistes et exécutif.
Au-delà, chaque partie est tenue par des principes déontologiques. Les ministres signent de longue date des engagements de moralité. La profession au sein de l'AFCL s'est également dotée d'une charte depuis 1991, prescrivant "probité et intégrité".
De plus, depuis les lois de moralisation prises à l'été 2017, il est fait interdiction aux groupes de pression de rémunérer les collaborateurs de parlementaires, du chef de l'Etat ou les membres de cabinets ministériels. Députés et sénateurs ne peuvent en outre exercer une activité de représentant d'intérêts.
Aller plus loin?
L'impact des lobbies demeure régulièrement épinglé, de la démission fracassante de Nicolas Hulot du gouvernement en 2018 face notamment au poids des chasseurs, jusqu'à tout récemment l'industrie charcutière, vent debout contre une réduction des additifs nitrés dans le jambon.
"J'ai vu le syndicat des producteurs de pesticides, Bayer en tête, faire du chantage à l'emploi et à la délocalisation à Bercy" pour contrer des avancées votées, narre l'ancien député et ex-LREM Matthieu Orphelin dans son dernier ouvrage. Mais "tout n'est pas à jeter" dans ce que soumettent les lobbies, reconnaît-il: "Ce n'est pas leur existence qu'il faut condamner, mais leur opacité."
Comme lui, la présidente de l'Assemblée Yaël Braun-Pivet a prôné il y a quelques mois une obligation de "sourcer" les amendements quand ceux-ci sont issus ou inspirés de propositions de représentants d’intérêts, ce que les élus pratiquent de plus en plus. Elle a aussi appelé de ses vœux une publicité de l’agenda des parlementaires lorsqu'ils rencontrent des lobbies. La droite est plus prudente, ne voulant pas confondre "transparence et voyeurisme".
Depuis les "Uber Files", les propositions vont bon train à gauche. L'écologiste Yannick Jadot défend l"'urgence absolue" d'une "grande loi de séparation des lobbies et de l'Etat". François Ruffin (LFI) souhaite "un cahier des visiteurs du soir, à l'entrée de Bercy et à l'entrée de l'Élysée".
Mieux réguler le secteur est aussi un des chevaux de bataille de l'ONG Transparency, qui préconise entre autres l'interdiction, pour les ex-parlementaires, d'activités de lobbying auprès du Parlement pendant au moins un an.
Pour sa part, la HATVP a demandé à maintes reprises une évolution générale du registre des représentants d'intérêts, afin notamment que les échanges à l’initiative des responsables publics avec les lobbies soient aussi déclarés par ces derniers.