PARIS: Une vie "sans personne à qui présenter son bulletin scolaire". Au procès à Paris d'un ex-préfet rwandais pour génocide, les rescapés ont évoqué leur douloureuse reconstruction et souligné l'importance de cette audience, à 6.000 kilomètres du Rwanda.
Depuis le 9 mai, Laurent Bucyibaruta est jugé devant la cour d'appel de Paris pour génocide, complicité de génocide et complicité de crimes contre l'humanité.
L'ancien préfet de la région de Gikongoro entre 1992 et juillet 1994, qui comparaît libre à 78 ans, nie ces accusations.
Après avoir raconté à la barre les horreurs subies ou observées dans cette zone du sud du pays, l'une des plus touchées par le génocide, les rescapés ont souvent conclu leur récit en évoquant le difficile retour à la vie "normale".
"J'ai continué la vie", ont pudiquement résumé certains.
D'autres, en visioconférence depuis Kigali ou venus à Paris pour l'occasion, ont décrit le vide laissé par l'extermination.
"La vie d'après, c'est une vie d'orphelin. J'essayais de survivre, mais j'étais tout seul", a raconté Ignace Musangamfura, survivant du massacre dans la paroisse de Kaduha, où environ 20 000 Tutsis s'étaient réfugiés.
Adolescent de 16 ans à la fin du génocide, il a repris sa scolarité, mais "ce furent des études sans personne à qui présenter son bulletin scolaire", a-t-il résumé.
Mort ou vivant, «je confondais»
"Dans ma famille élargie, nous étions 102 personnes. A la fin du génocide, le nombre (de survivants) ne dépassait pas 10 et c'était moi le plus âgé. C'est moi qui ai pris toutes les obligations familales", a aussi relaté Innocent Mutiganda, rescapé du massacre d'une école de Kibeho, qui n'avait alors qu'une douzaine d'années.
Aujourd'hui employé dans une entreprise de transport, il évoque son handicap à la jambe droite, mais aussi ses blessures psychologiques: "pendant six ans, je ne dormais jamais sans rêver du génocide. Il m'arrivait des fois de penser que j'étais mort ou que j'étais vivant, je confondais les deux".
"Mon oeil droit ne voit pas, mon oreille droite n'entend pas et mon bras droit ne fonctionne pas bien", a pour sa part expliqué Adrienne Mukatako, blessée à coups de gourdin sur la tête lors du massacre à Kaduha.
En longue robe bleue à col rose, s'appuyant sur une béquille, elle déplore: "je suis devenue handicapée, je ne peux plus rien faire". Quant à son seul enfant qui a survécu, âgé de 38 ans aujourd'hui, "il est atteint d'un traumatisme. Il pense tout le temps qu'il risque d'être tué". De ce fait, "il n'a pas pu mener à bien sa scolarité".
Jeanne Kawera, 10 ans à l'époque, raconte l'image qui la hante: alors qu'elle était cachée dans une réserve de nourriture à Kaduha avec sa mère, un petit frère et une petite soeur, les miliciens hutus Interahamwe y lancent une grenade. Etendue au sol, "d'un signe, ma mère m'a indiqué que c'était fini" pour les deux petits, mais "un Interahamwe l'a aperçue et lui a asséné des coups de gourdin à trois reprises. Ainsi, elle aussi a rendu l'âme".
«Qu'ils deviennent des humains»
Comme Ignace Musangamfura, beaucoup insistent sur leur souhait que leurs enfants grandissent sans haine: "Nous voulons leur donner une bonne éducation pour qu'ils ne deviennent pas comme ceux qui nous ont fait du mal, nous voulons qu'ils deviennent des humains."
Vingt-huit ans après les faits, ils soulignent aussi l'importance de ce procès du plus haut responsable rwandais jamais jugé en France, y voyant une "occasion de dire au monde entier ce qui nous est arrivé" et de faire "entendre (leur) tristesse".
"Je ne m'étais jamais imaginé qu'il allait y avoir des poursuites contre les gens qui avaient tué les Tutsis, parce que je me disais que le monde entier haïssait les Tutsis", a salué Innocent Mutiganda, comparant sa déposition devant la cour à "un médicament".
Alors que "des personnes continuent à nier ce qui a eu lieu (...) je remercie cette cour pour avoir accepté qu'on puisse apporter ce témoignage, et je vous prie de recadrer les choses par la justice", a de son côté conclu Ignace Musangamfura.
Impassible durant les témoignages, prenant des notes, l'ancien préfet Laurent Bucyibaruta s'est plusieurs fois adressé aux parties civiles. Parfois pour contester leur témoignage, parfois pour les saluer, de façon souvent maladroite, souhaitant "du bonheur" à l'une, ou se réjouissant qu'un autre n'ait "pas désespéré en la vie".