La Turquie menace d'une opération en Syrie sur fond de discussions sur l’élargissement de l’Otan

Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, inspecte une garde d’honneur lors de la cérémonie d’accostage d’un sous-marin à Kocaeli, en Turquie, le lundi 23 mai 2022. (AP Photo)
Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, inspecte une garde d’honneur lors de la cérémonie d’accostage d’un sous-marin à Kocaeli, en Turquie, le lundi 23 mai 2022. (AP Photo)
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Publié le Samedi 28 mai 2022

La Turquie menace d'une opération en Syrie sur fond de discussions sur l’élargissement de l’Otan

La Turquie menace d'une opération en Syrie sur fond de discussions sur l’élargissement de l’Otan
  • On s’attend à ce que la Turquie concentre son opération sur les zones desquelles proviennent le plus grand nombre d’attaques transfrontalières sur ses territoires
  • Cette annonce coïncide avec l’opposition farouche de la Turquie à la volonté de la Suède et de la Finlande d’adhérer à l’Otan

ANKARA: Lundi, en fin de journée, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a annoncé son intention de lancer une opération militaire dans le nord de la Syrie. Elle aura pour objectif de créer une zone de sécurité qui longe la frontière sud sur 30 km.

Il est prévu que l’opération engagée par la Turquie se focalise sur les zones d’où proviennent le plus grand nombre d’attaques transfrontalières. Mais M. Erdogan s’est abstenu de donner de plus amples informations.

Depuis 2016, les forces turques ont procédé à trois incursions massives dans le nord de la Syrie. Elles ont ainsi pris le contrôle de zones qui longent la frontière pour contrer les menaces de Daech et celles des Unités de protection du peuple (YPG), un groupe kurde syrien qui figure sur la liste des groupes terroristes établie par la Turquie.

L’accord conclu entre la Russie et la Turquie à Sotchi prévoyait notamment le retrait des forces kurdes syriennes jusqu’à 30 km à l’intérieur du territoire syrien.

En effet, cette attaque imminente intervient dans un contexte marqué par l’opposition farouche de la Turquie à la volonté de la Suède et de la Finlande d’adhérer à l’Otan. La position d’Ankara est motivée par le soutien que ces deux pays scandinaves apportent aux groupes terroristes et par les embargos sur les armes qu’ils ont imposés au lendemain de l’opération turque en Syrie en 2019.

Si les deux pays contestent les accusations selon lesquelles ils soutiennent les groupes terroristes sur leur sol, Ankara a toutefois réclamé à la Suède et à la Finlande d’extrader trente-trois membres du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et de supprimer les restrictions en vigueur sur les exportations d’armes vers la Turquie.

Les YPG sont perçues par la Turquie comme la branche syrienne du PKK.

Le moment choisi pour annoncer l’attaque soulève donc la question de savoir si celle-ci s’inscrit dans le cadre d’un grand compromis entre la Turquie et l’alliance occidentale (l’Otan, NDRL): cette dernière s’engage à limiter le soutien apporté aux militants kurdes syriens si Ankara réduit sa pression sur les ambitions d’élargissement que nourrit l’organisation.

Noah Ringler, un expert de l’université de Georgetown, considère que l’opération visera très probablement la ville de Tall Rifaat, dans le nord-ouest de la Syrie, puis celles de Kobané ou de Manbij.

«À mon avis, M. Erdogan n’a pas abandonné l’idée d’un accord plus vaste avec le président américain, Joe Biden, au sujet de l’expansion de l’Otan et de l’achat des avions F-16 de fabrication américaine. Il évitera donc d’affronter les forces américaines à l’Est, près d’Al-Malikiyah», confie-t-il à Arab News.

Cela fait des années qu’une opération est envisagée à Tall Rifaat, une région située à mi-chemin entre Alep et la frontière turque, depuis que les YPG ont pris le contrôle de la région. Cette ville abrite des Kurdes qui ont fui Afrin, théâtre d’une opération turque en 2018 visant à éradiquer les YPG.

En revanche, une menace qui émane de la zone de Tall Rifaat suscite l’inquiétude d’Ankara, qui soupçonne que les forces kurdes ne s’en servent pour lancer des attaques transfrontalières contre la Turquie.

En effet, les forces turques et les militants kurdes syriens ont échangé des tirs à plusieurs reprises au cours des derniers mois.

Tall Rifaat abrite un grand nombre de réfugiés qui vivent à Kilis et Azaz et compte une modeste présence russe et iranienne. Cette situation amène M. Ringler à conclure que la Russie est probablement disposée à tolérer les attaques de la Turquie dans certaines zones, mais sous certaines conditions préalables, notamment que ce pays ne prenne pas de sanctions à l’encontre des biens et services russes.

«Il se peut également que la Russie invite la Turquie à faire pression sur le PYD [Parti de l’union démocratique kurde] pour qu’il revienne à la table des négociations avec le président syrien, Bachar al-Assad, dans un contexte de blocage des pourparlers», ajoute-t-il.

Les experts relèvent en outre que toute opération de ce type pourrait profiter des prérogatives de la Russie liées à l’invasion de l’Ukraine et des engagements des États-Unis à défendre Taïwan contre la Chine.

Selon M. Ringler, les frappes de drones menées par Ankara dans le nord-est de la Syrie contre les YPG ont suscité par le passé une certaine satisfaction à l’approche des élections en Turquie.

«Pour Erdogan, il est essentiel de prendre de nouvelles mesures qui détourneraient l’attention des problèmes intérieurs et de diviser l’opposition sur les dossiers kurde et syrien», explique-t-il.

Lors de la réunion de jeudi, la réunion du Conseil national de sécurité de la Turquie se penchera sur la pertinence et les modalités précises de l’opération.

On ignore encore si l’opération a obtenu le feu vert de la Russie et des États-Unis ou si elle l’obtiendra a l’avenir.

«Les forces armées turques sont à même d’attaquer toutes les zones susmentionnées. Les considérations politiques amènent sans doute Erdogan à opter pour des opérations séquentielles; ces dernières lui permettront de brandir la menace d’une action supplémentaire à l’approche des élections prévues l’année prochaine et d’obtenir des concessions de la part des États-Unis, de l’Iran, de la Russie et des YPG réunis», précise M. Ringler.

Il ajoute que «les forces d’Al-Assad vont probablement riposter comme elles l’ont fait au mois de février 2020. L’ampleur du soutien aérien russe constituera un indicateur clé qui permettra de déterminer dans quelle mesure la Turquie se coordonne avec la Russie. Il est peu probable que les forces d’Al-Assad abandonnent leurs positions sans tenter de faire payer aux groupes armés syriens soutenus par la Turquie ainsi qu’aux forces armées turques le coût de leur présence en Syrie».

Toujours d’après M. Ringler, les élections au Congrès américain pèseront lourd dans la balance des négociations avec les États-Unis: les pouvoirs du président américain ne permettent pas à M. Biden de lever certaines sanctions actuellement en vigueur et le Congrès continue d’imposer à la Turquie des sanctions en rapport avec son achat de systèmes de défense antimissile russes S-400, sans oublier l’Opération Source de paix (Operation Peace Spring into Syria), que la Turquie a menée en Syrie.

En effet, la Turquie accueille actuellement quelque 3,7 millions de réfugiés syriens, dont la présence dans le pays est devenue un sujet de plus en plus brûlant. De nombreux partis d’opposition exigent leur rapatriement immédiat, tandis qu’Ankara envisage de les réinstaller dans des maisons en briques installées dans des zones sûres le long de la frontière.

De son côté, le gouvernement turc redoute que la colère de l’opinion publique face à la présence massive des réfugiés ne domine les prochaines élections et n’influence le goût des électeurs.

Les derniers chiffres officiels révèlent que quatre cents à cinq cents personnes retournent chaque semaine dans les zones sécurisées situées à la frontière entre la Turquie et la Syrie. Ce sont environ un demi-million de Syriens qui sont retournés depuis 2016 dans ces zones contrôlées par des groupes soutenus par Ankara.

«Les réfugiés syriens sont retournés dans ces régions: Jarablus, Azaz, Marea, Al-Bab, Ras al-Aïn et Tall Abyad. Ce sont des zones sûres de Syrie que nous avons établies», a récemment déclaré le ministre turc de l’Intérieur, Süleyman Soylu.

En revanche, le gouvernement syrien voit dans ces zones de sécurité une sorte de «colonialisme» et de «nettoyage ethnique». Le ministère syrien des Affaires étrangères a récemment exhorté la communauté internationale à dissuader Ankara de poursuivre la construction de maisons et d’infrastructures locales dans les zones de sécurité en vue de rapatrier un million de réfugiés dans leur pays.

Pour Caroline Rose, analyste principale au New Lines Institute, l’opération militaire turque menée dans le nord de la Syrie et qui a été annoncée récemment représente sans aucun doute une tactique déployée par Ankara pour tester le comportement de la Russie en Syrie tandis qu’elle mène une intervention en Ukraine.

«Il s’agit là d’un message que la Turquie souhaite transmettre après son opposition à l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’Otan, opposition nourrie par ses inquiétudes vis-à-vis du PKK. Ankara souhaite également profiter de la guerre que mène la Russie en Ukraine pour bouleverser le statu quo en Syrie et renforcer son influence sur le nord-est du pays», explique-t-elle dans un entretien accordé à Arab News.

Toutefois, Mme Rose n’est pas persuadée que les États-Unis donneront leur feu vert – que ce soit en public ou en privé – à cette opération, ni que la Russie la soutiendra publiquement.

Dans un communiqué publié mardi, les Forces démocratiques syriennes ont accusé la Turquie de «déstabiliser la région».

Navvar Saban, analyste militaire auprès du Centre d’études stratégiques d’Omran, à Istanbul, estime que la Turquie est toujours en mesure de lancer une opération tactique contre une zone particulière.

«Les cibles seront probablement Tall Rifaat et Manbij. Je ne m’attends pas à ce qu’une opération soit menée dans l’est de la Syrie. La Turquie a intérêt à concentrer ses efforts et ses effectifs pour contrôler les points stratégiques situés sur l’autoroute M4 à Idlib, qui constitue désormais une frontière de facto entre les enclaves contrôlées par la Turquie et celles qui appartiennent aux forces kurdes», explique-t-il à Arab News.

Cette annonce faite par M. Erdogan est intervenue la veille de l’arrivée des délégations diplomatiques suédoises et finlandaises à Ankara, mardi, pour discuter de leur volonté d’adhérer à l’Otan. On s’attend à ce que les responsables turcs soumettent certains dossiers portant sur les activités du PKK lors de la rencontre des deux délégations avec le porte-parole du président turc, Ibrahim Kalin, et le vice-ministre des Affaires étrangères, Sedat Onal, qui aura lieu mercredi.

 

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com