ISTANBUL : La Turquie rêve d'un gazoduc la reliant à Israël pour exporter le gaz israélien vers l'Europe et espère relancer le projet à la faveur de la guerre entre l'Ukraine et la Russie, qui pèse sur les approvisionnements énergétiques.
Mais un tel projet, à la logistique complexe et couteuse, semble difficilement réalisable aux yeux des experts.
La visite du président israélien Isaac Herzog en mars à Ankara et Istanbul pour renouer avec son homologue Recep Tayyip Erdogan a ouvert selon les deux responsables une nouvelle ère dans leurs relations, après une décennie de tensions.
Le chef de l'Etat turc s'est dit "prêt à coopérer avec Israël en matière d'énergie et de sécurité énergétique", avec en tête l'idée d'acheminer le gaz israélien vers l'Europe via la Turquie, alors que la guerre en Ukraine menace l'Europe de pénuries.
"La Turquie a de l'expérience et la capacité pour mettre en place ces projets", a fait valoir le chef de l'Etat.
Le ministre turc des Affaires étrangères Mevlut Cavusoglu se rend mercredi en Israël et devrait être accompagné du ministre de l'Energie Fatih Dönmez - mais les autorités turques n'ont pas encore confirmé ce dernier.
A ce stade pourtant, l'enthousiasme turc n'est pas partagé côté israélien.
"Le sentiment qui prévaut est qu'en matière d'énergie les pays doivent se faire mutuellement confiance. Ce n'est pas ce qui caractérise la dynamique entre les deux pays", relève Gabi Mitchell, attaché à l'Institut Mitvim, spécialiste de la politique régionale d'Israël.
"Pour certains, Erdogan n'est pas un partenaire fiable", ajoute-t-il.
En 2009, il avait quitté une table-ronde à Davos après un échange tendu avec le président israélien d'alors, Shimon Peres à propos des Palestiniens.
Puis en 2010, dix civils ont été tués par un raid israélien sur un navire turc qui tentait d'acheminer de l'aide à la bande de Gaza, sous blocus israélien.
«Compliqué et coûteux»
Mais Erdogan a récemment fait taire ses critiques et n'a exprimé que sa "tristesse" lors des heurts sur l'esplanade des Mosquées en avril.
En 2016, les deux pays s'étaient accordés pour étudier la faisabilité d'un gazoduc sous-marin vers la Turquie et l'Europe.
Depuis le projet n'a pas avancé.
"Je n'ai jamais pensé que le projet était faisable", affirme Aaron Stein, directeur du programme du Moyen-Orient au Foreign Policy Research Institute à Washington.
"L'idée revient sur la table chaque fois qu'il y a rapprochement entre les deux pays mais la logistique pour passer du rêve en réalité est compliquée et coûteuse", ajoute-t-il.
Un gazoduc sous-marin depuis Israël jusqu'en Turquie reviendrait à 1,5 milliard de dollars, selon certaines études.
L'option turque est réapparue après l'abandon par les Etats-Unis du projet EastMed de gazoduc en Méditerranée orientale visant à transporter le gaz israélien vers l'Europe via Chypre et la Grèce, excluant la Turquie.
Malgré les difficultés, Ankara estime que le nouveau plan de gazoduc est plus faisable.
"C'est difficile mais raisonnable et, surtout, faisable en comparaison à EastMed", juge un responsable turc sous-couvert d'anonymat.
De nouveaux contrats nécessaires
La Turquie dépend étroitement de la Russie pour ses approvisionnements en énergie et cherche à diversifier les sources.
"Un gazoduc passant par le sud de la Turquie est logique", affirme Necdet Pamir, expert en énergie à l'Université internationale de Chypre.
La Turquie a consommé 48 milliards de m3 de gaz en 2020 puis 60 milliards en 2021 et devrait atteindre 62 à 63 milliards cette année, ajoute-t-il.
L'année dernière, 45% du gaz consommé en Turquie provenait de Russie, le reste d'Iran et d'Azerbaïdjan, complété par du gaz liquéfié (LNG) du Qatar, du Nigeria, d'Algérie et des Etats-Unis.
"Nous avons besoin de sources d'approvisionnement alternatives", insiste M. Pamir.
Cependant le projet de gazoduc avec Israël traverserait la Méditerranée orientale où la Turquie, Chypre et la Grèce, membres de l'Union européenne, sont souvent en désaccord.
Pour cette raison, "le projet n'intéresse pas Israël car il pourrait nuire à ses relations" avec ces deux pays et l'UE, affirme Gabi Mitchell.
A ce stade, les terminaux terrestres acheminant du LNG semblent plus réalistes, "financièrement ils ont plus de sens", estime M. Stein. "Et politiquement, c'est plus facile".