ANKARA: La fermeture par la Turquie de son espace aérien aux avions russes à destination de la Syrie est une décision délibérée pour maintenir sa stratégie d’équilibre, déclarent les experts.
Après une réunion qui réunissait de hauts responsables turcs et leurs homologues russes et ukrainiens, la Turquie a fermé son espace aérien aux avions civils et militaires russes qui transportaient des soldats vers la Syrie.
Cette décision s’appliquera pendant trois mois.
Lors d’une visite en Uruguay samedi, le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu, a affirmé aux journalistes que la Turquie donnait à la Russie son consentement au sujet de l’utilisation de son espace aérien par «intervalles de trois mois».
Cependant, la dernière période de consentement a expiré plus tôt au mois d’avril et les vols ont cessé.
La Russie, l’Iran et la Turquie étaient des acteurs clés sur le champ de bataille syrien dans des camps opposés. Le Kremlin et Téhéran ont soutenu le président syrien, Bachar al-Assad, sur les plans politique, logistique et militaire, tandis que la Turquie a apporté son aide aux forces rebelles.
Après la fermeture de l’espace aérien turc, les avions russes pourront uniquement passer par l’Iran et l’Irak pour atteindre la Syrie.
CONTEXTE
La Turquie joue le rôle de médiateur entre la Russie et l’Ukraine depuis le mois de février. La rencontre tant attendue entre les dirigeants russes et ukrainiens devrait avoir lieu en Turquie. La fermeture de l’espace aérien par la Turquie est considérée par certains experts comme une tentative pour persuader la Russie de reprendre les négociations de paix.
La Turquie joue le rôle de médiateur entre la Russie et l’Ukraine depuis le mois de février. La rencontre tant attendue entre les dirigeants russes et ukrainiens devrait avoir lieu en Turquie. La fermeture de l’espace aérien par la Turquie est considérée par certains experts comme une tentative pour persuader la Russie de reprendre les négociations de paix.
Samedi, le ministre turc de la Défense, Hulusi Akar, a rencontré son homologue ukrainien, Oleksiy Reznikov, pour discuter de la guerre.
L’économie turque connaît d’importants flux touristiques et de considérables importations d’énergie en provenance de la Russie qui pourraient être menacés si Ankara décidait de ne pas renouveler l’accord sur l’espace aérien.
Samuel Ramani, chercheur associé au Royal United Service Institute, déclare que la fermeture par la Turquie de son espace aérien aux vols russes vers la Syrie reflète son mécontentement face aux projets de la Russie d’annexer le sud de l’Ukraine et une grande partie de la côte de la mer Noire.
«La Turquie se considère comme une puissance de la mer Noire et considérerait une perturbation aussi importante de l’équilibre géopolitique dans la région comme très problématique», explique-t-il à Arab News.
Dans le cadre de la convention de Montreux concernant le régime des détroits, la Turquie a également limité le passage des navires de guerre russes de la mer Noire vers la Méditerranée au début de la guerre d’Ukraine, mais les vols commerciaux en provenance et à destination de la Russie sont restés inchangés malgré les embargos occidentaux sur les vols russes.
Selon M. Ramani, la Turquie fait face à davantage de pression – à laquelle elle avait, jusqu’à présent, résisté – de la part des États-Unis et de l’Union européenne pour sanctionner la Russie. Il ajoute que la nouvelle décision de la Turquie est «un excellent moyen» de renforcer son engagement envers les efforts fournis par l’Otan pour contrer la Russie.
«On ne sait pas si cette décision va fondamentalement réformer la coopération entre la Turquie et la Russie en Syrie, en particulier à Idlib, où l’on retrouve des patrouilles conjointes. Par ailleurs, la Turquie semble toujours intéressée par le fait de jouer les médiateurs entre la Russie et l’Ukraine. Jusqu’à présent, les médias et les responsables russes gardent le silence sur cette évolution, ce qui laisse entendre qu’ils espèrent que ce problème sera résolu», poursuit-il.
Selon Emre Ersen, expert des relations russo-turques de l’université de Marmara, à Istanbul, si la Turquie a évité d’imposer des sanctions à la Russie, elle a fait part d’une position «très claire» en faveur de l’Ukraine depuis le début de la guerre.
«Cette dernière décision pourrait être interprétée comme un signe du soutien de la Turquie à l’Occident, qui a critiqué la position neutre d’Ankara sur les sanctions antirusses», affirme-t-il lors d’un entretien avec Arab News.
M. Ersen déclare que la décision turque bouleversera la Russie dans la mesure où cette dernière se trouve de plus en plus isolée sur la scène internationale; toutefois, il est peu probable que Moscou repousse Ankara en conséquence.
«La Syrie a déjà été relayée au second plan en matière de politique étrangère russe au cours des derniers mois en raison de la guerre en cours en Ukraine. C’est aussi pour cette raison que la Russie adoptera probablement une politique attentiste devant les répercussions de la dernière décision de la Turquie», déclare-t-il.
Bien que de nombreux analystes aient déjà salué cette décision comme un signe fort de soutien à l’Ukraine, Karol Wasilewski, directeur de l’agence analytique NEOSwiat, affirme que cette décision est davantage liée à la dynamique turco-russe en Syrie.
«La Turquie veut dissuader la Russie d’utiliser les questions humanitaires comme un instrument de politique étrangère et un élément de pression sur la Turquie, notamment avec le fait de bloquer l’utilisation du poste-frontière de Bab al-Hawa pour l’acheminement de l’aide humanitaire. Étant donné que le mandat actuel expire en juillet 2022, je pense qu’il faudrait tenir compte de la décision de fermer l’espace aérien dans ce contexte», indique-t-il à Arab News.
La possibilité que la Russie ferme le poste-frontière de Bab al-Hawa – le dernier point de passage par lequel l’aide humanitaire internationale est acheminée vers la Syrie – si les tensions s’aggravent davantage entre l’Occident et le Kremlin à propos du conflit ukrainien suscite de vives inquiétudes.
Plus de mille camions humanitaires traversent chaque mois la frontière entre la Syrie et la Turquie pour répondre aux besoins de base de 3,4 millions de personnes qui vivent dans la région nord-ouest d’Idlib.
Les restrictions imposées par la Turquie aux navires de guerre russes constituent un message clair à la Russie selon lequel Ankara a l’intention de porter atteinte aux intérêts de Moscou en Syrie, déclare M. Wasilewski.
«Il est vrai que la Russie rencontre des problèmes plus importants en ce moment, mais la Syrie a toujours été considérée par les décideurs russes comme une carte à jouer dans leurs grands compromis avec les États-Unis. Il s’agit d’un processus qui, aux yeux des Russes, vise également à décider du sort de l’Ukraine», ajoute-t-il.
M. Wasilewski rapporte que les messages adressés par la Turquie à la Syrie sont «inquiétants» pour la Russie, puisqu’ils compromettent l’aptitude de Moscou à utiliser la Syrie comme monnaie d’échange avec les États-Unis.
«Non seulement cela sert à distraire les décideurs russes, mais cela les oblige également à repenser leur grande stratégie», conclut-il.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com