AJACCIO: Du Cameroun au Canada, d'Afghanistan à la prison d'Arles où il a agressé mortellement l'indépendantiste corse Yvan Colonna, l'itinéraire de Franck Elong Abe est marqué par "des troubles du comportement" et un "parcours carcéral chaotique", révèlent des documents d'enquête consultés par l'AFP.
Né le 15 août 1986 à Metet dans le centre du Cameroun, il y est élevé par ses grands-parents maternels, "protestants et conservateurs", raconte-t-il à une experte-psychiatre en 2014.
Ses "troubles du comportement" apparaissent dès l'âge de 13 ans: son entourage familial évoque "une possession diabolique" quand lui décrit "des pulsions irrésistibles" qui l'amènent à consulter "voyants" et "prêtres".
A 15 ans, il rejoint ses parents en France. Il arrête sa scolarité en troisième, est suivi par le juge des enfants à partir de 16 ans et, mineur, est placé plusieurs fois en garde à vue.
A 18 ans, désormais de nationalité française, il ambitionne d'intégrer la Marine nationale, mais commet "une attaque à main armée" juste avant la visite d'incorporation. "Je n'étais pas maître de mes actes" et même "possédé", considère Franck Elong Abe. "J'avais aucune raison de le faire, je voulais rentrer dans l'armée", reconnait-il, "ça m'a troublé". Il bénéficiera d'un "non-lieu après expertise psychiatrique", précise la psychiatre.
Hospitalisé sous contrainte judiciaire "pendant plus d'un an" en Seine-Maritime, puis dans l'Eure, il dit avoir entendu "le diagnostic de schizophrénie".
La première condamnation pour vol tombe en 2006, d'autres suivront jusqu'en 2012, notamment pour menaces de mort.
«Mauvais musulmans»
En 2008, il part au Canada où il se convertit à l'islam et se fait appeler "Zakaria": "Je cherchais quelque chose qui allait m'apaiser". Il échange avec des soldats rentrés d'Afghanistan: "C'est resté dans ma tête".
Mais en 2010, à 24 ans, il est expulsé du Canada pour avoir agressé "des fidèles d'une mosquée" à qui il reprochait d'être de "mauvais musulmans".
L'année suivante, installé à Bordeaux, il s'envole en octobre pour l'Afghanistan, avec un visa de travail de trois mois, pour se faire "son opinion sur les Talibans" et faire "de l'humanitaire".
Il séjourne auprès des Talibans d'abord dans un campement à Mir Ali (Pakistan), puis dans les montagnes pakistanaises d'Orakzai pendant six mois où il finit par être considéré comme "sûr".
Il fait le messager entre les Talibans du Waziristan pakistanais et ceux de la province afghane de Khost où il est arrêté en 2012 par un garde-frontière afghan qui le remet aux forces alliées internationales. S'il reconnait son engagement avec les Talibans dont il "occulte le caractère terroriste", il dénonce les "exactions" d'Al-Qaïda.
Après un an et demi dans les geôles américaines en Afghanistan, il est remis en mai 2014 aux autorités françaises qui l'incarcèrent. Il est condamné en avril 2016 à neuf ans de prison pour participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte de terrorisme.
Sa détention est émaillée d'incidents. En septembre 2015, il écope de 30 mois de prison pour avoir pris en otage avec une arme de fortune un personnel soignant de l'unité hospitalière spécialement aménagée de la maison d'arrêt de Lille-Sequedin (Nord).
«Le chien qui sommeille»
Dans son expertise en juillet 2014, la psychiatre conclut à une "structure de personnalité comportant des caractéristiques de la psychose", mais écarte toute "abolition du discernement" et recommande qu'il bénéficie "d'une réelle formation professionnelle".
Célibataire sans enfant, Franck Elong Abe, qui était libérable en décembre 2023, est classé détenu particulièrement signalé (DPS) en novembre 2015 en raison de sa "grande dangerosité", de "son instabilité" et de "la persistance de son comportement violent". Un statut renouvelé en mai 2020.
Ne recevant ni visite, ni subside, il passe "l'essentiel de ses années de prison à l'isolement" et connait un "parcours carcéral chaotique" avec de multiples "incidents graves" et des "liens noués avec des individus radicalisés", selon l'enquête.
Transféré à la maison centrale d'Arles (Bouches-du-Rhône) en octobre 2019, il est placé à l'isolement jusqu'en avril 2020 puis en quartier spécifique d'intégration eu égard à "son comportement correct et respectueux" et à "l'absence d'incident disciplinaire depuis août 2019", selon l'administration pénitentiaire.
Auxiliaire de nettoyage, il intègre une formation espaces verts entre juin 2020 et février 2021, mais est "déclassé" en raison d'absences.
Malgré plusieurs incidents en 2020, dont des violences contre des détenus et des menaces envers le personnel, il rejoint la détention ordinaire en février 2021.
En mai 2021, l'administration pénitentiaire qui préconise à plusieurs reprises un placement en quartier d'évaluation de la radicalisation (QER) sans jamais le faire, rapporte qu'il dit vouloir "accéder au paradis" et "mourir en héros" avec l'ambition "d'être grand par l'islam".
Dans sa cellule, il a installé son bureau et le frigidaire sur le lit et dort par terre, observant "une pratique très assidue et rigoriste" de l'islam.
En janvier dernier, son projet à la sortie de prison est "d'élever des chèvres".
Le 28 février, quelques jours avant l'agression d'Yvan Colonna, avec qui il joue aux échecs et à la pétanque, Franck Elong Abe est décrit comme contestataire "pour tout".
En mai 2020, dans un courrier au juge d'application des peines, il demandait "que les juges prennent une décision encourageante plutôt qu'une décision qui enragerait le chien qui sommeille en moi..."