DUBAÏ: En octobre 2019, alors que la Turquie massait ses forces à la frontière avec le nord-est de la Syrie, menaçant d'envahir et de se tailler une soi-disant zone de sécurité, les communautés kurdes situées à quelques kilomètres de là se sont tournées vers leur puissant allié à Washington pour obtenir de l'aide. Les Kurdes pensaient que l'armée américaine pouvait tenir à distance les forces de leur collègue de l'Otan.
Cinq ans d'étroite coopération en matière de sécurité et le sacrifice de plus de 11 000 vies dans leur lutte commune contre Daech avaient convaincu les Forces démocratiques syriennes dirigées par les Kurdes que le lien de confiance qui s'était tissé entre eux et les Américains était indéfectible et que, face à un ennemi encore plus redoutable, leurs alliés les soutiendraient sûrement.
Mais ce que les Kurdes avaient déjà vu, c'était un tweet du président, Donald Trump, et une vidéo de la Maison Blanche le 19 décembre 2018, annonçant le retrait de toutes les forces américaines de Syrie, à l'exception de quelques centaines pour garder les champs pétrolifères près de Deir ez-Zor.
En octobre 2019, les troupes russes et les forces syriennes avaient repris au moins trois camps américains abandonnés dans le nord de la Syrie. «Les mercenaires russes ont répandu leur bonne fortune sur les réseaux sociaux et ont pris des selfies devant l’équipement américain, tandis que des journalistes russes ont fait des visites à pied de la base», a révélé Business Insider dans un rapport du 16 octobre.
Pendant ce temps, les Turcs avaient lancé des bombardements contre les Forces démocratiques syriennes (FDS) au nom de «l'opération Peace Spring» (Printemps de la paix). L'effort de guerre contre la menace mondiale que représentait Daech, la priorité absolue de l'administration américaine cinq ans auparavant, ne signifiait rien pour Trump. Les soldats des FDS qui les avaient aidés à gagner ont été sommairement livrés à eux-mêmes.
Si cet abandon des Kurdes n’était qu’un événement isolé, il pourrait être considéré comme un simple échec dans un dossier par ailleurs honorable. Mais les revirements américains récurrents ces dernières années, au Moyen-Orient et en Europe, indiquent davantage une tendance qu'une erreur. En Géorgie, en Irak, en Syrie, en Afghanistan et maintenant en Ukraine, les peuples et les gouvernements qui pensaient pouvoir compter sur le soutien militaire de la superpuissance ont tous ressenti le coup écrasant de son absence au moment où ils en avaient le plus besoin.
Dans une récente interview accordée au magazine American Prospect, Anatol Lieven, auteur de «Ukraine and Russia: A Fraternal Rivalry), (L'Ukraine et la Russie: une rivalité fraternelle), a déclaré que «nous n'avons jamais eu la moindre intention de défendre l'Ukraine, pas la moindre. Même si la Grande-Bretagne, les États-Unis et le secrétariat de l'Otan se sont prononcés pour l'adhésion de l'Ukraine et de la Géorgie à l'Otan lors de la conférence de Bucarest en 2008 (le siège de l'Otan était complètement derrière sur ordre américain), aucun plan d'urgence n'a été élaboré, pas même le plus lointain ou le plus contingent, sur la manière dont l'Otan pourrait défendre l'Ukraine et la Géorgie. Il n'y avait aucune intention de le faire un jour.»
Lieven a ajouté que «prétendre que nous allions les admettre dans l'Otan va au-delà de l'irresponsabilité. À mon avis, c'était profondément immoral, de prendre un tel engagement que nous n'avions aucune intention de respecter.»
En août dernier, des scènes choquantes d'avions dévalant la piste de l'aéroport de Kaboul alors que des passagers clandestins désespérés tombaient dans le passage de roue des avions cargo militaires américains, sont devenues l'image emblématique de vingt ans d’occupation américaine. Non loin derrière, on a vu des combattants talibans entrer dans Kaboul en vainqueurs d'une longue guerre, leur ennemi juré ayant pris la fuite et l'armée nationale levée par Washington s'étant effondrée presque du jour au lendemain.
Deux décennies après avoir promis d'apporter la démocratie et la liberté en Afghanistan, les États-Unis avaient tout simplement renoncé. Trump d'abord, puis Biden, se sont détournés de leur obligation morale évidente envers une population qui a fait un énorme sacrifice au cours de la «guerre contre le terrorisme» des États-Unis. Neuf mois plus tard, l'Afghanistan est un pays brisé, gouverné par un groupe fondamentaliste islamique impopulaire à qui le pouvoir a été remis pratiquement sur un plateau par une nation qui a perdu la volonté de diriger et la patience de continuer à se battre.
Au Moyen-Orient, où les États-Unis ont laissé une lourde empreinte depuis le 11 septembre, il est peu probable qu'un pays qui souffre autant de la polarisation politique ait lui-même une vision cohérente à offrir.
Depuis 2000, le pendule a oscillé entre le zèle missionnaire des conseillers de George W. Bush et le réalisme impitoyable des loyalistes de Barack Obama, et entre l'état d'esprit transactionnel de Trump et l'image «Obama lite» de Biden.
À différents moments au cours des deux dernières décennies, les priorités de la politique étrangère de Washington ont été dictées par les droits de l'homme, les intérêts commerciaux, la promotion de la démocratie ou des caprices individuels. Une telle approche protéiforme a appris à ses amis de se méfier.
Les alliés de Washington dans le Golfe ont appris la leçon à leurs dépens. L'étreinte chaleureuse d'une administration se posant en partenaire essentiel de la sécurité régionale a été remplacée par la distance de la suivante et par des ouvertures vers l'Iran.
La reconnaissance de l'Iran comme un acteur malveillant et la menace posée par la prolifération des mandataires iraniens dans la région sont passées à la trappe du jour au lendemain. Les Houthis ont été retirés de la liste des organisations terroristes, malgré l'implication du groupe dans la déstabilisation du pays le plus pauvre de la région, le Yémen, et dans les attaques contre des installations civiles et des centres de population en Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis.
Commentant récemment sur Twitter la neutralité des partenaires américains du Golfe sur la crise ukrainienne, Hasan al-Hasan, chargé de recherche à l'Institut international d'études stratégiques, a estimé que «le message subliminal: ce n'est pas notre guerre» était similaire à «celui systématiquement envoyé par Washington aux États du Golfe sur le Yémen et l'Iran au cours des dernières années».
Faisant référence à l'accord de 2015 sur le nucléaire iranien, Al-Hasan a ajouté que «l'Iran a fait des ravages dans la région et s’est enfermé dans une guerre par procuration avec l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Mais les États-Unis, et en particulier l'UE, étaient prêts à normaliser les relations avec l'Iran après le JCPOA malgré tout.»
Plus de deux ans après le retrait de Trump en Syrie, les FDS, une unité militaire mixte kurde-arabe créée et financée sous l'administration Obama dans le but de mener la lutte contre Daech, ne se sont pas remises militairement de la trahison américaine. Les Kurdes de l'autre côté de la frontière irakienne, qui ont également participé à la campagne de la coalition mondiale contre Daech, restent tout aussi méfiants. L'idée selon laquelle les États-Unis sont un partenaire tout-terrain et un allié naturel en qui les Kurdes du Moyen-Orient peuvent avoir une confiance aveugle en cas de besoin s'est avérée particulièrement fantaisiste pendant la présidence de Trump.
Six ans avant le retrait syrien, Obama a pris une autre décision qui a probablement changé le cours de la guerre civile dans le pays, tout en mettant en doute la capacité ou la volonté de l'Occident de faire preuve du courage de ses convictions déclarées.
Si un problème pouvait émouvoir les dirigeants occidentaux, c’est bien celui de l'utilisation généralisée de gaz neurotoxiques sur des civils. Mais lorsque le président syrien Bachar al- Assad a utilisé le gaz contre les forces de l'opposition au moment où elles s'approchaient des portes de Damas, tuant plus de 1 300 personnes par une matinée d'été en 2013, la «ligne rouge» qu'Obama avait fixée comme déclencheur d’intervention est soudainement devenue un point de négociation.
Plutôt que de se ranger du côté des civils syriens, Obama a fini par les soumettre à une nouvelle décennie de misère. L'impunité s'est enracinée en Syrie et, dans quelques années, la Russie en profitera également.
Ce faisant, le principal adversaire géopolitique de l’Amérique a établi une année de préparation au terrain d’entraînement pour l'annexion de la Crimée en 2016, qui, avec le recul, était une répétition générale de ce qui devait arriver en février 2022, l'invasion de l'Ukraine.
«Il ne fait aucun doute que l'intervention russe en Ukraine est une accumulation d'une série d'interventions militaires russes en Géorgie en 2008, en Crimée en 2014 et en Syrie en 2015», a récemment déclaré Ibrahim Hamidi, rédacteur diplomatique principal pour les affaires syriennes au journal Asharq al-Awsat, à l'Associated Press.
Poutine «estime que l'Amérique régresse, que le rôle de la Chine augmente et que l'Europe est divisée et préoccupée par ses affaires internes, c’est pourquoi il a décidé d'intervenir».
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com