RENNES: Fruit de centaines d'heures d'entretiens avec des travailleurs humanitaires, "Dans la mesure de l'impossible", de Tiago Rodrigues, nouveau directeur du Festival d'Avignon, explore dans une création au TNB à Rennes le va-et-vient entre expériences traumatiques et étrange normalité du "chez soi".
Présentée au Théâtre national de Bretagne, la dernière création du nouveau directeur du Festival d'Avignon place le spectateur dans le rôle d'intervieweur face à quatre travailleurs humanitaires de la Croix-Rouge et de Médecins sans Frontières.
Le décor dépouillé, de larges tentures de tissu rappelant des montagnes, un hôpital, une tente, sont actionnées au cours du spectacle par les acteurs. Au coeur de la scène, le percussionniste Gabriel Ferrandini, rythme la pièce de ses envolées sourdes et angoissantes.
D'emblée, le ton est donné: les humanitaires ne sont "pas des héros". Ils exercent un métier "ennuyeux" qui n'a "aucun sens la plupart du temps", comme "n'importe quel travail".
Pourtant, les récits qui s'enchaînent dans plusieurs langues dévoilent une tout autre réalité. "Quand je rentre de mission, les gens veulent savoir comment c'était. Ils veulent des histoires simples, mais le monde n'est pas simple et la complexité n'intéresse personne". Qui tient vraiment à entendre le récit de l'horreur lors d'un repas entre amis? "On est les seuls à savoir, les seuls à comprendre", résume un acteur.
Sans sombrer dans le pathos, le pamphlet ou la morale, la pièce raconte avec une grande force théâtrale ces histoires recueillies sur le terrain et la désillusion qui s'installe peu à peu face à "l'impossible", la guerre et la folie des hommes. "Aucun d'entre nous ne sauvera le monde. On est comme un parapluie face à un tsunami".
Fils d'une mère médecin, Tiago Rodrigues s'est souvent demandé pourquoi il avait choisi de raconter le monde plutôt que de le sauver. "J'étais très curieux de comprendre le travail des humanitaires et comment le contact très proche avec la catastrophe, la souffrance, le danger, change leur vision du monde et les transforme intimement", raconte le dramaturge portugais à l'AFP.
Des Don Quichotte
"La majorité d'entre eux fait le mieux possible, fait ce qui peut se faire dans la mesure du possible. Mais d'autres vont au-delà et consacrent leur vie à essayer de soigner parfois au-delà du possible", poursuit-il.
Aventuriers romantiques selon le cliché, les travailleurs humanitaires deviennent, sous la plume de Tiago Rodrigues, des individus avec leur part d'ombre, éprouvant une certaine excitation perverse pour les scènes de guerre, avec sexe et alcool comme uniques moyens pour se relaxer. La pédophilie entre aussi dans le paysage.
"Ce sont des gens qui ont des convictions très fortes avec une incroyable capacité à gérer les frustrations, l'impuissance, et pour qui la dignité humaine de l'autre est aussi importante que la nôtre. Ils ont vécu des histoires absolument incroyables qui racontent beaucoup de la condition humaine. Pour qui fait du théâtre, c'est un peu comme parler à des Don Quichotte ou des Hamlet", observe Tiago Rodrigues qui devait accompagner le CICR sur le terrain avant que la crise du covid ne l'en empêche.
Revendiquant un "théâtre documenté" assorti d'une part de fiction, plutôt qu'un théâtre "documentaire", le metteur en scène estime avoir réussi à restituer fidèlement les récits recueillis en présence des acteurs, parmi lesquels la codirectrice de la Comédie de Genève Natacha Koutchoumov.
"Si on veut parler de la forêt il faut parler avec force de quatre ou cinq arbres et laisser au public la possibilité de faire le lien entre ces histoires d'arbres et une idée de forêt impossible à encapsuler dans un spectacle", souligne Tiago Rodrigues.
La pièce sera jouée jusqu'au 5 mars à Rennes avant de tourner en France et en Italie.