ABU DHABI : Ultraréaliste à la manière des frères Dardenne, Un monde, le premier long-métrage de Laura Wandel, sort aujourd’hui dans les cinémas en France. À première vue, le film est un récit maîtrisé de la violence et du harcèlement dans une cour d’école. On y suit Nora, 7 ans, qui entre à l’école primaire et découvre les tourments de son frère aîné Abel. Nora cherche à l’aider, mais elle se trouve prise dans un terrible conflit de loyauté, entre l’amour fraternel et son besoin de s’intégrer.
À travers une histoire sur le monde impitoyable des enfants, la réalisatrice belge met en lumière celui des adultes. Une parabole immersive à hauteur d’enfant qui dépeint aussi la brutalité de nos sociétés.
Récompensé au dernier festival de Cannes par le prix Fipresci des critiques internationaux dans la catégorie «Un certain regard», Un monde a été présélectionné cette année pour les Oscars parmi quinze films internationaux. Arab News en français a rencontré Laura Wandel, qui dévoile les coulisses de sa création.
Un monde peut être vu comme un récit du harcèlement à l’école, mais votre réflexion va bien au-delà, c’est un prétexte pour mener une réflexion plus large sur nos sociétés?
Mon film ne parle pas seulement de harcèlement à l’école. C’est bien plus que ça. Il était important pour moi de renvoyer le spectateur à ses premiers souvenirs personnels, lorsqu’il a ressenti le besoin d’intégration, de reconnaissance, et d’appartenance. Ce besoin que l’on va retrouver dans notre vie d’adulte. J’ai l’impression que c’est vraiment à l’école, lorsque l’on quitte le cocon familial, que l’on est confronté pour la première fois à toutes ces problématiques.
Nous passons plus de douze ans de notre vie, huit heures par jour, à l’école, et cela influence notre vision du monde en tant qu’adulte, notre rapport à l’Autre. C’est comme si des choses s’ancraient en nous à ce moment-là. J’aborde ici aussi la question de la territorialité: par exemple, le terrain de foot prend toute la place dans la cour de récréation, et j’ai l’impression que c’est assez universel. Dans la plupart des cours de récréation, les enfants qui n’ont pas envie de jouer au foot ont le droit à de tout petits espaces à côté. C’est assez révélateur de notre société, et je pense profondément que les conflits dans le monde sont liés à tous ces rapports de force.
Selon vous donc, le monde est en quelque sorte une grande cour de récréation?
Oui j’ai l’impression. C’est vraiment un miroir de notre société, de notre monde.
Vous avez aussi écrit le scénario du film. Comment vous avez eu l’idée de traiter ce sujet?
Dans mon travail, je pars toujours d’un lieu, et cette fois, j’avais envie d’explorer l’école. C’est un microcosme et j’aime beaucoup les lieux qui représentent un microcosme. J’ai fait le choix de parler d’une enfant qui arrive dans la même école que son frère. J’avais envie de montrer l’enfance, ses découvertes, mais aussi une certaine cruauté, parce que c’est aussi ça, l’enfance.
Maya Vanderbeque, la jeune fille qui incarne Nora, capte le spectateur par ses émotions dès les premiers instants du film. Sur quels critères vous avez fait le casting des enfants?
Pour le rôle de Nora, je savais que j’avais besoin d’une enfant qui ait les épaules pour porter ce film. J’ai vu environ 200 enfants pendant le casting. Mais quand Maya est arrivée, la première chose qu’elle m’a dit a été «je vais donner toute ma force à ce film», alors qu’elle n’avait que 7 ans. Cela m’avait vraiment impressionné. Et devant la caméra, elle dégageait quelque chose d’incroyable et de très beau, juste par son visage. C’est ça aussi la magie du cinéma. C’est quand la caméra arrive à révéler quelque chose que l’on ne voit pas spécialement à l’œil nu. Une fois que nous l’avons choisie, nous avons organisé tout le casting en fonction d’elle et nous avons sélectionné Günter Duret pour le rôle d’Abel, le frère de Nora.
Quel a été le processus que vous avez mis en place pour préparer les enfants à la thématique du harcèlement?
J’ai travaillé avec Maya pendant environ deux ans. La première étape a été de lui apprendre à nager. Cela nous a permis de bien nous connaître et de construire une relation de confiance. Ensuite, nous avons mis en place une méthode particulière avec une orthopédagogue. Chaque enfant devait créer la marionnette de son personnage. Il fallait qu’ils fassent bien la distinction entre eux et le personnage, qu’ils ne mélangent pas les deux. C’était une étape très importante. Ensuite, on leur a expliqué le début d’une scène et on leur a demandé d’improviser la suite pour qu’ils puissent aussi engager leur corps et proposer des dialogues par eux-mêmes. Lors de la dernière étape, ils devaient dessiner chaque scène et cela devenu leur scénario visuel, leur propre story-board.
Les enfants n’ont jamais reçu de scénario, contrairement aux adultes, parce qu’il était très important pour moi qu’ils gardent une part de créativité et qu’il puissent participer à l’histoire. Pendant deux mois avant le tournage, nous avons travaillé avec eux tous les week-ends.
Dans le film, vous explorez aussi le sujet de la fraternité, la relation entre frère et sœur?
C’était une manière presque symbolique de dire qu’on est tous frères et sœurs, en tant qu’humains, et de montrer jusqu'où l’on peut aller, renier sa propre identité afin de s’intégrer.
Vous avez fait le choix de positionner votre caméra à hauteur d’enfant. Était-ce pour plonger le spectateur encore plus dans l’histoire?
Oui, c’est une manière d’immerger le spectateur et de le confronter à la vision d’un enfant. J’ai aussi fait appel au hors champ. Il était très important pour moi que spectateur participe à la narration et j’ai impression que ce choix le permet. C’est aussi le cas pour le fond sonore, qui pourrait paraître placé là par hasard, mais qui a été réalisé avec beaucoup de précision. Je l’ai construit comme une véritable partition musicale. Les ingénieurs du son sont allés capter des vrais sons dans des cours de récréations pendant des mois. L’un travaillait uniquement sur les sons intérieurs et l’autre a enregistré les sons extérieurs. Ensuite, chaque cri et chaque son ont été placés à des endroits très précis pour faire monter ou baisser la tension dans le film.
Avant sa sortie en salle, Un monde a déjà été visionné par de nombreux enfants dans les écoles. Ce film a-t-il été réalisé dans un but pédagogique?
Pas au départ, non. Ce film était a priori davantage destiné aux adultes, mais en Belgique et en France, il est beaucoup demandé par les écoles. Il est en fait, en train de devenir un outil pédagogique. C’est quelque chose qui me touche beaucoup, parce que je ne m’y attendais pas. C’est très beau qu’il ne soit plus juste un «objet cinématographique».
Combien de temps avez-vous travaille sur ce film?
J’ai travaillé dessus pendant sept ans, dont cinq ans sur l’écriture du scenario. J’ai passé d’ailleurs énormément de temps à observer les enfants dans des cours de récréation, parce que je ne voulais pas me baser uniquement sur mes souvenirs personnels. J’ai aussi rencontré pas mal d’instituteurs et des parents d’élèves.
Vous avez terminé le film avant la pandémie, pourtant Un monde sort seulement aujourd’hui au cinéma. Comment avez-vous vécu cette période de la pandémie?
En effet, le film devait sortir en 2020, mais nous avons décidé de reporter sa sortie, à cause de la Covid-19. D’ailleurs, le dernier jour de la postproduction était le premier jour du premier confinement en Belgique. J’ai vraiment eu peur que ce film n’existe jamais, mais aujourd’hui je ne regrette pas ma décision.
Pendant la pandémie et les confinements, cela a été difficile pour tout le monde. En revanche, il y a quelques semaines, une très belle chose est arrivée: les salles de cinéma ont résisté face au gouvernement belge qui voulait les fermer à nouveau. Je trouve cela vital parce que la société a besoin de culture et qu’il faut revendiquer ses droits. L’accès à la culture est un droit.
Un monde est votre premier long-métrage. Vous avec étudié le cinéma à l’IAD (Institut des arts de diffusion) en Belgique et depuis vous avez tourné plusieurs courts-métrages. Qui sont vos grands maîtres dans le cinéma?
Je suis entrée à l’IAD tout de suite après l’école secondaire, à 18 ans. Je savais que je voulais faire du cinéma. À la sortie de l’école j’ai beaucoup travaillé sur des tournages, j’avais besoin de me confronter au milieu professionnel. Aujourd’hui, je suis tout d’abord influencée par les frères Dardenne – ma grande référence –, mais aussi par l’Iranien Abbas Kiarostami, Bruno Dumont, un réalisateur français, et le cinéaste autrichien Michael Haneke.
Laura Wandel, qu’est-ce que le cinéma pour vous?
Le cinéma pour moi, c’est une fenêtre ouverte sur le monde, qui permet de découvrir d’autres cultures, de me projeter dans la vie de quelqu’un d’autre. C’est ça, pour moi la puissance du cinéma, sa force empathique. Pendant une heure ou deux, on peut rentrer dans la vie de quelqu’un d’autre et comprendre ce qu’il vit. En ce moment, c’est très important et peut-être qu’on ne le fait pas assez. Le cinéma, c’est ce qui me fait vivre. C’est vraiment mon lien à la vie et aux autres.