ISTANBUL : La Turquie et l'Arménie ont désigné mercredi les "envoyés spéciaux" chargés de les représenter réciproquement, l'un auprès de l'autre, prélude à une normalisation et à l'établissement de relations diplomatiques.
Une initiative susceptible d'aboutir, engagée avec le soutien de la Russie et des Etats-Unis - et avec l'aval de l'Azerbaïdjan, précisent les observateurs.
Quel est l'état des relations entre les deux pays?
La Turquie a reconnu l'indépendance de l'Arménie lors de sa proclamation en 1991, sans aller jusqu'à l'échange d'ambassadeurs, rappelle à l'AFP Bayram Balci, directeur de l'Institut français d'études anatoliennes (Ifea) à Istanbul.
Les frontières entre les deux pays sont restées ouvertes jusqu'à la première guerre du Nagorny-Karabakh (1992-1994), territoire peuplé en majorité d'Arméniens, enclavé en Azerbaïdjan, pays proche allié d'Ankara.
Le passif de 1915, jamais soldé
Les tensions entre Ankara et Erevan proviennent de la non-reconnaissance par la Turquie du génocide arménien, par ailleurs reconnu par une trentaine de pays, dont les Etats-Unis, derniers en date en avril 2021.
Entre 1915 et 1916, la population arménienne de l'Empire ottoman fut victime d'arrestations massives, de déportations et de massacres qui ont fait plus d'un million de morts.
Cependant, "la question de la reconnaissance du génocide n'a jamais été, sous aucun gouvernement, une condition de l'Arménie pour établir des relations avec la Turquie" affirme Alin Ozinian, analyste jointe en Arménie par l'AFP.
"Dernièrement, avec la reconnaissance des Etats-Unis et l'emploi par (le président Joe) Biden du mot génocide, cette question a aussi perdu son importance" insiste-t-elle.
Est-ce une première tentative de rapprochement ?
Non. En 2008-2009, le hasard des qualifications pour la Coupe du monde de football a placé l'Arménie et la Turquie dans le même groupe: chaque président s'est alors rendu chez son voisin pour suivre l'équipe nationale et les deux pays ont signé en 2009 un "Protocole visant à établir des relations diplomatiques entre les deux pays" - jamais ratifié.
L'Azerbaïdjan, s'estimant tenu à l'écart, a fait pression sur la Turquie en la menaçant de suspendre ses indispensables approvisionnements en gaz et pétrole et ses considérables investissements. "Les Turcs ont été obligés de reculer", reprend Bayram Balci.
En 2013, à l'approche du centenaire du génocide, le président turc Recep Tayyip Erdogan a adressé une "lettre de condoléances" en dix-neuf langues aux Arméniens, déplorant les "événements tragiques" survenus en 1915 - sans utiliser le terme de génocide.
Mais cette initiative a tourné court, le régime d'Ankara s'est radicalisé face aux vagues de manifestations anti-gouvernementales et la ligne dure l'a emporté.
Quelles chances pour cette nouvelle initiative ?
Pour Matthew Bryza, chercheur de l'Atlantic Council à Istanbul et ancien ambassadeur américain en Azerbaïdjan, "c'est le début d'un processus significatif de réconciliation".
"Maintenant que la deuxième guerre du Karabakh est terminée, l'Azerbaïdjan ne s'oppose plus à la normalisation entre les deux pays", affirme-t-il. Bakou est même "favorable à l'établissement d'une paix durable susceptible de favoriser le statu quo", assure-t-il à l'AFP.
En annonçant la nomination d'un envoyé spécial (l'ancien ambassadeur de Turquie à Washington, Serdar Kiliç) pour l'Arménie, le ministre des Affaires étrangères turc Mevlut Cavusoglu a bien précisé que "la Turquie agissait en coordination avec l'Azerbaïdjan", relève Matthew Bryza.
A la faveur du règlement intervenu en novembre 2020 sous les auspices de la Russie, l'Azerbaïdjan a récupéré les sept districts disputés et une partie du Karabakh: "L'humiliation a été réparée", note également Bayram Balci.
Qu'en pensent les Etats-Unis et la Russie ?
Après avoir joué un rôle décisif pour mettre un terme à la dernière guerre du Narkorny-Karabakh, "la Russie souhaite la normalisation des relations entre la Turquie et l'Arménie car elle veut l'ouverture des lignes de transport et d'énergie dans la région", observe Alin Ozinian, selon laquelle la question est débattue en Azerbaïdjan "directement avec (Vladimir) Poutine".
Quant aux Etats-Unis, le secrétaire d'Etat américain Antony Blinken s'est "félicité" sur Twitter de cette première étape qu'il a "encouragé avec force".