PARIS: Depuis près de 60 ans, elle est la reine incontestée du Théâtre du Soleil, une des troupes les plus célèbres de France, mais Ariane Mnouchkine reconnaît avoir dû affronter les "démons de la peur et du doute" souvent dans ses créations.
Sa dernière en date, "L'Ile d'Or", n'a pas échappé à ces démons, d'autant que les répétitions se sont déroulées en pleine pandémie du Covid-19.
"La plus grande difficulté a été l'époque, parce qu'on s'y confrontait beaucoup plus frontalement qu'on ne le pensait", déclare Mnouchkine, 82 ans, qui évoque toutefois une création "joyeuse et passionnante".
Elle met en scène Cornélia, un peu son double: malade du Covid comme l'a été la metteuse en scène en 2020, elle rêve semi-inconsciente, dans son lit, d'une île imaginaire du Japon où se tient un festival international du théâtre.
Celui-ci va être perturbé par des spéculateurs sans scrupule qui veulent assécher le port de pêche pour y construire un casino.
«Que du courage»
Au fil de scènes jouées dans plusieurs langues, avec une scénographie inspirée du théâtre nô japonais, les maux du monde sont convoqués par les troupes participant au festival: le conflit israélo-palestinien --dialogue de sourds hilarant en arabe et en hébreu--, le mouvement pro-démocratie à Hong Kong, l'exil afghan... Et un hommage au Japon à travers ses formes théâtrales (kabuki, nô, marionnettes), ses bains publics, ses lanternes et ses fleurs de cerisiers.
Dans l'une des scènes, le soignant qui s'occupe de Cornélia dit: "Plus de peur, plus de doute, que du courage".
"Il a raison", souligne Ariane Mnouchkine, lors d'un débat après une représentation le week-end dernier. "Parce qu'on peut être tellement envahis de peur, de doute, que tous les démons commencent à danser sur nos futurs cadavres".
"J'ai vécu des moments comme ça, et pas forcément quand j'étais malade. J'étais parfois en répétition, et l'objet tant désiré, le théâtre sublime, n'était pas là", dit-elle. "Et tu te dis : +Tu ne vas pas y arriver+. Mais c'est aussi un privilège de voir une équipe de comédiens qui supportent cette peur et qui surtout, continuent tous les matins à chercher à travailler. C'est dur".
«Assis sur un volcan»
Fondé en 1964, situé à La Cartoucherie dans le Bois de Vincennes à Paris, aux côtés d'autres théâtres, le Théâtre du Soleil, qui a lancé des comédiens tel que Philippe Caubère, devient célèbre en quelques années grâce à ses spectacles engagés et ses règles peu conventionnelles : une troupe qui permet au public d'assister aux séances de maquillage et lui offre à manger par exemple.
D'après Mnouchkine, le propos de "L'Ile d'Or", imbibée d'humanisme comme ses précédentes pièces, "n'est pas de pleurnicher sur l'époque". "Il y a la maladie et tout ce qu'elle a éclairé, c'est-à-dire l'imbécilité, le mensonge, la mauvaise gouvernance. Il y a une maladie réelle et une maladie métaphorique".
Pour l'artiste, "le Théâtre du Soleil est un lieu perméable et +ébranlable+, surtout quand on a l'impression d'être assis sur un volcan. Ca se transmet dans le spectacle". Le théâtre doit-il être politique? "Il se doit d'être libre", répond-elle du tac-au-tac.
Avant la pandémie, elle avait pour rêve que sa troupe rencontre des maîtres du théâtre au Japon, un pays cher à la metteuse en scène, qui a remporté en 2019 le Prix Kyoto. Le voyage est annulé deux semaines avant le premier confinement et le travail, notamment avec l'actrice du nô Kinué Oshima, a eu lieu par vidéoconférence.
S'agit-il de sa pièce-testament? Elle rit. "Vous savez, dans la vie, on peut faire plusieurs testaments. C'est comme les gens qui vous demandent : +Est-ce que c'est votre dernier spectacle?+. Je n'en sais rien et même si je le savais, je ne vous le dirais pas!"