TUNIS : Sous Ben Ali, déchu le 14 janvier 2011, un ministre sortant avait la garantie, à moins de tomber en disgrâce, d’obtenir une autre mission. Désormais, à l’exception d’une petite minorité, la plupart des anciens ministres ne doivent compter que sur eux-mêmes pour décrocher un nouvel emploi.
En Tunisie, les ministres se savent, dès leur prise de fonction, en sursis, assis sur un siège éjectable. Plus qu’ailleurs. Car la rotation des gouvernements n’a jamais été aussi élevée. Le pays en a connu onze au cours des onze dernières années, contre cinq seulement durant les vingt-trois ans de règne de Ben Ali. Soit une moyenne d’un gouvernement par an.
Avec Ben Ali, déchu le 14 janvier 2011, un ministre avait la garantie, à moins de s’être attiré les foudres du chef de l’État, de se voir confier, une fois sorti du gouvernement, une autre mission à la tête d’un organisme ou d’une entreprise publique, voire d’une ambassade.
Les postes d’ambassadeurs étaient en effet généralement réservés à d’anciens ministres, tant sous le premier président, Habib Bourguiba, que pendant les vingt-trois ans de règne de Ben Ali. Sur les dix-neuf ambassadeurs qui ont représenté la Tunisie depuis 1956 en France, dix-sept sont passés par la case gouvernement. Ce privilège n’est désormais plus réservé qu’à une petite minorité.
Sur les quatre ambassadeurs de Tunisie nommés à ce poste au cours des onze dernières années, deux seulement sont d’anciens ministres – Abdelaziz Rassaa (Industrie et Technologie) et Mohammed Karim Jamoussi (Justice), qui occupe le poste depuis septembre 2020.
L’écrasante majorité des quelque deux cent cinquante ministres et secrétaires d’État qui se sont relayés dans les onze gouvernements qui se sont succédé entre le 17 janvier 2011 et le 2 septembre 2020 ont dû compter sur eux-mêmes pour se caser.
Dans le contingent venant du secteur public – les trois quarts du total – seize ont été mis à la retraite. Dix anciens ministres ont été reconduits dans le gouvernement suivant et deux rappelés plus tard. Et seulement douze ont été appelés à d’autres fonctions, en guise de lot de consolation ou de récompense.
Les cas les plus en vue sont ceux de Néji Jalloul et Taïeb Baccouche (Affaires étrangères), nommés par le défunt président, Béji Caïd Essebsi, directeur général de l’Institut tunisien des études Stratégiques (Ites), le think tank relevant de la présidence de la république, et proposés par ce premier président démocratiquement élu dans l’Histoire de la Tunisie aux autres pays membres de l’Union du Maghreb arabe – et acceptés – comme secrétaires général de cette organisation depuis 2016.
Un petit nombre s’est laissé attirer par deux domaines ayant connu un véritable big bang après le 14 janvier 2011: le monde associatif et la politique aimantent certains d’entre eux. Deux ont ainsi créé des think tanks – Khemaïes Jhinaoui (Affaires étrangères, Tunisian Council for International Relations) et Mehdi Mabrouk, proche du mouvement Ennahdha (Culture, Centre arabe de recherches et d'études politiques). Ahmed Ounaies (Affaires étrangères) a pris les commandes de l'Association tunisienne pour les nations unies et de l’Association des études bourguibiennes.
Les «ex» sont plus nombreux à s’engager en politique. Certains reprennent les commandes d’un parti déjà existant – Ahmed Nejib Chebbi, Ahmed Brahim et Mustapha Ben Jaafar – ou en rejoignent un – Taïeb Baccouche, Afif Chelbi, Lazhar Karoui Chebbi, Mohammed Ennaceur… –, en l’occurrence Nidaa Tounes, créé en 2012 par l’ancien Premier ministre et ancien président de la république, Béji Caïd Essebsi.
Cinq ont créé une formation (Kamel Morjane et Mohammed Jegham, Mohammed Jegham et Ahmed Friaa, Yassine Brahim et Saïd Aïdi).
Une trentaine d’ex-ministres et secrétaires d’État venant à la fois du secteur étatique et privé ont décidé d’entamer ou de reprendre une carrière professionnelle. La plupart en Tunisie.
Abdelaziz Rassaa (gouvernement Essebsi, futur ambassadeur en France); l’ancien gouverneur de la Banque centrale, Mustapha Kamel Nabli; Mohammed Salah Arafaoui (Équipement); Ahmed Zarrouk (secrétaire général du gouvernement), ainsi que trois ministres nahdhaouis (Ridha Saïdi, Slim Besbès et Mohammed Salmane) ont créé des cabinets de conseil. Farhat Horchani (Défense puis justice) a été coopté en 2018 par un groupe privé d’enseignement supérieur (Université centrale) – contrôlé par le fonds d’investissement britannique Actis – comme directeur de son École centrale de droit et des sciences politiques.
Noomane Fehri (Technologies de la communication et Économie numérique) a créé un cabinet de conseil spécialisé dans la transformation digitale et ciblant le marché africain, après avoir lancé pour le compte de la Banque internationale arabe de Tunisie, première banque privée du pays, deux incubateurs pour start-up. De plus, l’ancien ministre est depuis octobre 2019 haut-commissaire du World Business Angel Forum (WBAF).
Quelques hauts profils arrivent à se placer à l’international. C’est le cas notamment de Mohammed Nouri Jouini (Planification et Coopération internationale), engagé par la Banque islamique de développement, basée en Arabie Saoudite, comme vice-président en charge du partenariat et du développement.
Cinq membres du gouvernement Jomaa ont choisi de reprendre le cours de leurs carrières à l’étranger. Il s’agit de Kamel Bennaceur (Industrie, Énergie et Mines – CEO at Nomadia Energy Consulting, Abu Dhabi, Émirats arabes unis); Hédi Larbi (Équipement, Aménagement du territoire et Développement durable – Science Po, Paris, et Harvard Kennedy School of Government, Boston); Lassaad Lachaal (Agriculture – Conseiller senior du président de la Banque africaine de développement, Abidjan); Nidhal Ouerfelli (chargé de la Coordination et des Affaires économiques – Directeur et conseiller de l'Administrateur général au Commissariat à l'énergie atomique & énergies alternatives, Paris) et, last but not least, Tawfik Jelassi (Enseignement supérieur, Recherche scientifique, et Technologies de l’information et de la Communication) – recruté en septembre 2015 par l’IMD Business School de Lausanne comme professeur de stratégie et de management de la technologie, poste qu’il cumule depuis juillet 2021 avec celui de sous-directeur général pour la communication et l'information de l'Unesco.
Seul patron tunisien venu de l’étranger pour faire partie du gouvernement Caïd Essebsi en tant que ministre du Commerce et du Tourisme, M. Mehdi Houas, fondateur et président du groupe français Talan (près de 125 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2020), spécialisé dans l’innovation et la transformation, en avait repris les commandes à la fin de 2011, après quelque dix mois d’absence.