AL-MUKALLA, YEMEN: Avant que la milice houthie, soutenue par l'Iran, s’empare de la ville portuaire de Hodeïda, dans l'ouest du Yémen, fin 2014, des experts étrangers et locaux visitaient régulièrement un pétrolier de 45 ans ancré dans la mer Rouge.
Cette pratique garantit que le FSO Safer, abandonné à quelques kilomètres au large des côtes du Yémen, ne déclenche pas de catastrophe en explosant ou en coulant et en déversant du pétrole. Mais, après avoir été témoin de la dévastation causée par l'explosion du 4 août à Beyrouth et après en avoir tiré les leçons, le monde arabe ne peut plus se permettre d'ignorer le danger imminent posé par les tactiques de blocage des Houthis.
Exprimant ses inquiétudes quant à l'état du navire, l'Arabie saoudite a appelé lundi à une réunion des ministres arabes de l'Environnement. Selon une déclaration publiée dimanche par Kamal Hassan, secrétaire général adjoint et chef du département des affaires économiques de la Ligue arabe, l'objectif de la session extraordinaire est de discuter des moyens et des mécanismes d'activation de la résolution no 582 publiée par le Conseil des ministres arabes responsables des affaires environnementales en octobre 2019.
L'objectif est de «trouver une solution appropriée pour éviter une catastrophe environnementale due à l'échec de l'entretien du navire pétrolier Safer, ancré au large du port pétrolier de Ras Issa en mer Rouge depuis 2015».
Lorsque la milice houthie a pris le contrôle de Hodeïda, le FSO Safer transportait 1,1 million de barils de pétrole, soit près de la moitié de sa capacité, selon des responsables locaux. À peine les combattants avaient-ils resserré leur emprise sur la ville que les experts techniques ont fui la zone, se rendant compte qu'il était devenu trop dangereux pour eux de rester.
Au cours des deux dernières années, le FSO Safer a attiré l'attention régionale et internationale de temps à autre, en partie grâce à l'apparition régulière sur les réseaux sociaux de photos de tuyaux rouillés et d'eau s'écoulant dans les salles des machines, soulevant le spectre d'un baril de poudre flottant.
Au cours de la même période, des responsables du gouvernement yéménite, des écologistes et des diplomates étrangers ont alerté sur de possibles conséquences qui pourraient à la fois aggraver la crise humanitaire au Yémen et faire payer un lourd tribut environnemental aux pays riverains de la mer Rouge.
L'ONU a suggéré d'envoyer une équipe d'experts à Hodeïda pour évaluer l’état de dégradation du FSO Safer, mais la milice houthie, qui veut empocher le produit de la vente du pétrole, a rejeté la proposition. Le pétrole contenu dans les réservoirs de stockage du FSO Safer était autrefois estimé à 40 millions de dollars. Mais sa valeur actuelle pourrait être inférieure de moitié, car les prix du brut ont beaucoup baissé depuis le début de la pandémie de coronavirus, selon les rapports.
Le gouvernement internationalement reconnu du Yémen a accusé à plusieurs reprises la milice houthie d'utiliser le pétrolier en décomposition comme un moyen de négociation, invoquant des revendications telles que la reprise des salaires des fonctionnaires dans les zones placées sous son contrôle, le retrait des forces gouvernementales de Hodeïda et une inspection moins rigoureuse des navires à destination du port
En juillet, le gouvernement a demandé au Conseil de sécurité de l'ONU de convoquer une session d’urgence, considérant qu’il était urgent de discuter de Safer. Lors de presque toutes leurs rencontres avec des représentants et des diplomates étrangers, les responsables yéménites soulèvent la question du pétrolier et évoquent le risque d'une catastrophe environnementale en mer Rouge.
Au cours des derniers mois, des diplomates occidentaux et arabes, des responsables de l'ONU, des organisations humanitaires et des experts ont souligné à leur tour l'urgence de sortir de cette impasse afin d'éviter une catastrophe humaine, économique et environnementale.
En juillet, l'ONU a décrit le pétrolier rouillé comme une « bombe à retardement », ajoutant que sa cargaison de pétrole du pétrolier pourrait entraîner une catastrophe environnementale quatre fois plus importante que celle qui fut provoquée par le déversement de l'Exxon Valdez en 1989 au large de l'Alaska. La semaine dernière, le secrétaire général de l'ONU, Antonio Guterres, a ajouté sa voix à l'inquiétude croissante devant cette impasse en appelant la milice houthie à donner aux experts de l'ONU l'accès au pétrolier.
Quant à l'administration Trump, ses opinions ont été transmises via un tweet de la mission américaine à l'ONU qui disait : « Les États-Unis appellent les Houthis à cesser les obstructions et l'ingérence dans les opérations d'aide et les importations de carburant. Nous exhortons les Houthis à cesser leurs attaques contre la liberté religieuse et à permettre aux équipes techniques des Nations unies un accès immédiat et sans condition au pétrolier Safer. »
Dans des observations faites à Arab News en juin, Michael Aron, l'ambassadeur britannique au Yémen, a déclaré qu'à moins que les dirigeants houthis ne permettent aux experts de s'attaquer aux problèmes du FSO Safer les dommages potentiels pour l'environnement sont bien plus importants que ceux qui ont été causés par le récent déversement de 20 000 tonnes de carburant en Sibérie russe. « La menace pour l'environnement de la mer Rouge est énorme et aura un impact sur tous les pays qui partagent ce littoral », précise-t-il.
Des chercheurs indépendants affirment également que l’état du Safer est très préoccupant. Dans un article pour le conseil de l'Atlantique en 2019 intitulé « Pourquoi la bombe flottante massive dans la mer Rouge a besoin d'une attention urgente», les experts en énergie le Dr Ian Ralby, le Dr David Soud et Rohini Ralby ont déclaré que les conséquences potentielles d'une catastrophe du pétrolier situé dans cette zone comprenaient la fin du cessez-le-feu de deux ans à Hodeïda et une aggravation de la crise humanitaire au Yémen.
« Le risque d'explosion augmente jour après jour, et si cela se produisait, non seulement cela endommagerait ou coulerait les navires à proximité, mais cela créerait une crise environnementale d'environ quatre fois et demie la taille de la marée noire de l’Exxon Valdez », déclarent les trois scientifiques. D’autres experts ont émis l’hypothèse qu’une seule balle perdue provenant d’un échange de tirs entre des factions rivales pourrait déclencher une explosion de la cargaison pétrolière du FSO Safer.
« Pire encore, étant donné la complexité de cette guerre, une balle ou un obus perdu provenant de l'un des combattants pourrait déclencher une explosion aussi importante que la catastrophe du 4 août à Beyrouth, provoquant une marée noire historique », écrit le mois dernier Dave Harden, directeur général du Georgetown Strategy Group, dans un éditorial de The Hill. Il ajoute: « Les efforts de nettoyage seraient décourageants, étant donné l'insécurité liée au fait d'être dans une zone de guerre et les risques sanitaires supplémentaires dus à la Covid-19. »
Des préoccupations similaires ont été exprimées par les autorités locales et les pêcheurs de Hodeïda. Waleed al-Qudaimi, vice-gouverneur de Hodeïda, affirme que tout déversement du FSO Safer créerait une crise humanitaire aussi grave que celle provoquée par l'insurrection houthie.
« Cela [la marée noire] ajoutera un fardeau supplémentaire qui affectera le Yémen au cours des prochaines décennies, privera des milliers de personnes de leur emploi et détruira la biodiversité marine dans les eaux yéménites », déclare-t-il. Al-Qudaimi a appelé la communauté internationale à maintenir la pression sur la milice pour permettre l'exécution des travaux d'entretien.
Dans un pays secoué à la fois par un conflit, une crise humanitaire, une monnaie en chute libre et une économie en ruine, les réparations d'un pétrolier abandonné au large de ses côtes pourraient ne pas revêtir le caractère d’urgence qu’on associe en temps à une catastrophe majeure.
Mais aujourd’hui que le monde sait ce qu’il est advenu lorsque pendant des années les autorités libanaises ont ignoré les avertissements au sujet d’une cache de matières hautement explosives stockées dans un entrepôt portuaire de Beyrouth, on ne saurait nier qu’il est capital de résoudre le problème du FSO Safer.
Ce texte est la traduction d'un article paru sur Arabnews.com