AUBERVILLIERS: Créer un musée dans un immeuble de banlieue parisienne consacré à la vie quotidienne des habitants qui y ont vécu au fil du temps: c'est l'ambitieux projet d'histoire populaire porté par un collectif de professeurs et universitaires, qui testent actuellement leur dispositif dans un HLM de Seine-Saint-Denis.
Au milieu du va-et-vient des habitants de la cage d'escalier 10 de la cité Émile-Dubois d'Aubervilliers, une modeste barre de quatre étages inaugurée en 1958, la porte rouge d'un appartement s'ouvre sur un intérieur où le temps a rembobiné jusqu'aux années 1960.
Bienvenue chez les Croisille, une famille de deux parents et trois enfants qui a réellement vécu dans cet immeuble à l'époque et dont l'Association pour un musée du logement populaire (Amulop) a reconstitué le parcours et le quotidien grâce à un vertigineux travail de recherche documentaire.
Sur le buffet adjacent au téléviseur surmonté d'une authentique photo de famille, un poste de TSF côtoie une carafe publicitaire Ricard et un vide-poches où traîne un billet de cent francs. Un bleu de travail pend face au lit conjugal. Dans la chambre des enfants, des 45 tours de Johnny Hallyday et Salvatore Adamo s'empilent.
Déambulant à travers le petit trois-pièces, la guide raconte la journée du père de famille, Jacques, ouvrier qualifié qui embauche à 7h30 du matin chez Baccarat et aime écouter de la bourrée auvergnate pour se détendre. Puisant dans un scénario épais d'une trentaine de pages fruit de recherches historiques méticuleuses, chaque visite prend comme fil directeur la vie d'un membre différent de la fratrie.
C'est ainsi que l'Amulop étrenne, depuis mi-octobre, dans des appartements prêtés par l'office HLM d'Aubervilliers, son concept d'un "musée du logement populaire", qui ambitionne de raconter l'Histoire à travers des micro-histoires des classes populaires.
Pour la plupart travaillant en Seine-Saint-Denis, la quinzaine d'enseignants, chercheurs ou archivistes, qui forment le collectif fondé en 2014, font le constat d'un "manque" dans ce département pauvre.
"Les élèves n'ont pas du tout le sentiment de faire partie de l'Histoire, ni parisienne, ni nationale, et ils ont l'idée que leur histoire n'est pas importante et ne mérite pas d'être racontée", explique à l'AFP Diane Chamboduc, médiéviste et professeure d'histoire-géographie à Aubervilliers.
De New York à Aubervilliers
L'idée de ce musée leur est venue il y a quelques années, en découvrant le Tenement Museum dans le Lower East Side de New York, un quartier au riche passé migratoire, construit sur ce principe d'"histoire incarnée" racontant l'existence des anciens occupants des lieux.
"Les appartements sont reconstitués à des époques différentes depuis la fin du XIXe. Donc, il y a un appartement fin XIXe, un début XXe, un de l'entre-deux-guerres, un après la Seconde guerre mondiale... À travers un immeuble, vous avez toute l'histoire des couches populaires dans leur mode d'habiter", décrit l'historien Sébastien Radouan, maître de conférences à l'école d'architecture de Paris-La Villette.
Pour documenter la vie des habitants, les chercheurs de l'Amulop fouillent dans tous les fonds possibles et imaginables, des archives de l'Office Public de l'Habitat (OPH) aux dossiers militaires en passant par les fiches de recensement ou les documents judiciaires.
Une fois certaines familles sélectionnées, le collectif se met à la recherche de survivants ou de témoins. Ils ont ainsi retrouvé l'une des filles Croisille à l'autre bout de la France, qui a pu leur dessiner l'agencement de l'appartement en 1967, leur prêter des photos de famille ou leur préciser quel type de manteau portait son grand frère.
Pour recréer une atmosphère d'époque, les objets sont ensuite chinés un par un dans des brocantes, sur internet ou récupérés grâce à des donations, constituant ainsi un début de collection pour le futur musée.
Après cette exposition qui dure jusqu'en juin, l'association compte se mettre en quête d'un lieu en première couronne parisienne pour s'établir durablement. "L'objectif est un immeuble", idéalement en Seine-Saint-Denis, indique Sébastien Radouan.
L'Amulop espère trouver un bâtiment qui compterait entre 10 et 40 logements et suffisamment ancien pour bénéficier d'une "profondeur historique", après s'être concentrée sur la seule seconde partie du XXe siècle avec la cité Émile-Dubois.
Habitant de Seine-Saint-Denis et l'un des guides formés pour mener les visites, Samir Rouab voit dans ce projet un lien entre le passé et le présent: "j'ai trouvé qu'il y avait un écho avec l'histoire de ma famille, l'arrivée de l'Algérie, l'hôtel meublé..."