BOBIGNY: Travailleriez-vous en Seine-Saint-Denis pour 10 000 euros de prime? Instauré il y a un an pour fidéliser les fonctionnaires qui boudent le département le plus pauvre de France, ce bonus s'avère attrayant mais insuffisant, estiment des agents.
"Je veux que demain les fonctionnaires et les agents viennent faire carrière en Seine-Saint-Denis", avait dit le Premier ministre Jean Castex fin septembre dans le département francilien pour marquer les deux ans du plan "Un État fort en Seine-Saint-Denis".
Une des mesures phares est la mise en place depuis octobre 2020 d'une prime de fidélisation de 10 000 euros pour les fonctionnaires et contractuels s'ils y exercent cinq ans.
Éducation, justice, police, santé: la Seine-Saint-Denis reste sous-dotée comparée aux autres départements. Un rapport parlementaire de 2019 avait mis en lumière une série d'inégalités, notamment parce que les fonctionnaires y sont moins nombreux et moins expérimentés qu'ailleurs.
"Cette prime crée un attrait", constate Erwan Guermeur, secrétaire départemental du syndicat Unité SGP Police 93. Lors des dernières mutations, "on observe que les collègues du Val-d'Oise ou des Hauts-de-Seine vont faire le choix de la Seine-Saint-Denis".
Mais, "il est trop tôt pour faire un bilan", met-il en garde.
Selon le rapport de 2019, des communes comme Bondy et Stains avaient moins d'un policier pour 400 habitants, alors que le XVIIIe arrondissement de Paris, moins frappé par la délinquance, bénéficiait d'un policier pour 315 habitants.
Globalement, "les jeunes collègues choisissent le 93 car c'est là où ça se passe", explique M. Guermeur. Sauf que "le pouvoir d'achat n'est pas le même que celui de nos collègues de province et on travaille dans un environnement où la violence est exacerbée", alors "on doit se faire payer plus qu'ailleurs", réclame-t-il.
«Choix militant»
"On se croit dans un magasin avec une carte de fidélité ! Entre un burn-out et 10 000 euros, les calculs sont vite faits", peste Cyril Papon, greffier au tribunal de Bobigny et secrétaire général de la CGT des chancelleries et services judiciaires.
"10 000 euros sur cinq ans, c'est 166,66 euros brut par mois. Ce qu'on gagne, on le perd en coût et qualité de vie et c'est sans compter la charge de travail, avec des comparutions immédiates qui peuvent se terminer à 02H00 du matin", détaille-t-il.
Le système est surtout attractif pour les Franciliens. "En sortie d'école, la juridiction de Bobigny est choisie en dernier. Avec cette prime, elle sera préférée à Créteil ou Versailles", analyse M. Papon.
Mais pour fidéliser les greffiers, il faudrait "un avancement d'échelon plus rapide", dit-il.
Pour l'éducation, les effets incitatifs de cette mesure ne seront visibles que dans "dix ans", juge Antoine Chaleix, cadre supérieure dans l'Education nationale.
La demande de mouvement des enseignants dans le premier degré, réalisée en juin pour la rentrée 2021 a certes baissé de 20%. "Nous verrons si ce chiffre se confirme pour 2022", ajoute-t-il.
En Seine-Saint-Denis, un élève perd en moyenne un an sur l'ensemble de sa scolarité en raison de la difficulté à remplacer les professeurs absents et près de la moitié des enseignants du secondaire restent moins de deux ans dans leur établissement, selon le rapport.
Y travailler est "presque un choix militant", confie Antoine, professeur d'arts plastiques dans un collège au Blanc-Mesnil, lui-même "sûr" de rester au moins cinq ans.
"Cette prime est un plus, on ne va pas cracher dessus mais ce n'est pas aussi solide qu'une revalorisation des salaires", souligne l'enseignant de 25 ans dont la rémunération s'élève à 1.950 euros nets.
Selon lui, les professeurs ne sont "pas assez préparés" à enseigner sur un territoire pauvre "où on fait plus qu'enseigner": "On nous jette dans le bain sans savoir mener une classe, certains subissent leur classe et finissent par abandonner".
Pour le député François Cornut-Gentille, co-auteur du rapport accablant de 2019, la prime est un "effort significatif mais pas une mesure miracle": "il faut faire de la Seine-Saint-Denis un laboratoire des nouveaux modes d'action de l’État en matière de police, justice et éducation, l'argent ne suffit pas".