Alors que les Libanais parlent de Samir Geagea comme de celui qui a «mis une claque» au Hezbollah, la réalité pourrait être autrement plus complexe.
Au cours d’un entretien télévisé, le présentateur Marcel Ghanem a indiqué à Samir Geagea que le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, lui a offert une cote de popularité sur un plateau d’argent, un argument que le leader des Forces libanaises (FL) s’est empressé de rejeter.
Un peu partout dans le pays, des portraits de Samir Geagea ont fleuri, car il est considéré comme étant celui qui a enfin fait face au Hezbollah. Mais ce n’est pas lui qui a amorcé ce mouvement. Avant lui, des citoyens ordinaires de Khaldé et Chowaya avaient commencé à élever la voix contre ce groupe. Les affrontements de Tayouné ont eu lieu tout simplement parce que les citoyens normaux en ont eu assez des démonstrations de force du Hezbollah, qui impose constamment ses vues dans la manière de gérer le pays. Et celui-ci détient les armes nécessaires pour se faire respecter.
En mai 2008, le groupe a prouvé qu’il était en mesure de faire usage de la force pour imposer sa volonté sur tous. Il a forcé un changement de gouvernement et réussi à faire revenir le gouvernement sur des décisions stratégiques concernant la sécurité de l’aéroport. Cependant, au fur et à mesure que le temps passe et que la situation se dégrade, le mur de la peur est en train de tomber. Les citoyens sont prêts à dire non au Hezbollah, et c’est ce qui a mené aux confrontations, tant à Khaldé et Chowaya qu’à Tayouné.
Pour rappel, Hassan Nasrallah a récemment tenu un discours de deux heures dans lequel il a tiré à boulets rouges sur les FL, les accusant d’être une milice qui a pour objectif de provoquer une guerre civile. Il a aussi précisé que le sang de ses martyrs ne sera pas versé en vain et a implicitement formulé des menaces à l’encontre de ceux qui empêcheraient que la justice soit faite.
Toutefois, une vidéo montre clairement un soldat de l’armée tirer contre un combattant armé du Hezbollah qui pointait une roquette antichar en direction d’un immeuble. Si ce soldat est traîné en justice, alors plus aucun soldat n’osera s’opposer ni au Hezbollah ni à aucune autre milice. Un procès pareil n’aura pour effet que d’affaiblir l’armée et renforcer le groupe chiite. Le problème est que le Hezbollah et Amal (parti politique) ont tous deux beaucoup d’influence sur le tribunal militaire. D’ailleurs, cet organe n’est pas soumis à la hiérarchie militaire. Et même si l’enquête n’est pas encore bouclée, il se répète dans les rues de Beyrouth que deux des trois victimes ont été tuées par les balles de l’armée.
Les affrontements de Tayouné ont eu lieu tout simplement parce que les citoyens normaux en ont eu assez des démonstrations de force du Hezbollah
Dr Dania Koleilat Khatib
Alors que les citoyens sont heureux de célébrer ce qu’ils considèrent être une victoire face au Hezbollah, il est important de savoir si cet affrontement était ou non prémédité. La chaîne de télévision Al-Jadeed a affirmé que conformément à des témoignages recueillis sur les lieux des accrochages, les renseignements de l’armée ont trouvé matière à interroger Samir Geagea. Ce dernier a déclaré à la télévision qu’il était prêt à être interrogé dans le cadre d’une enquête équitable. Mais si celle-ci est biaisée et qu’elle ne sert qu’à le piéger, il ripostera en usant de tous les moyens légaux qui s’offrent à lui. Il a d’ailleurs fait allusion à l’attentat contre l’église Al-Najat en 1994 qui avait servi de prélude à son emprisonnement à une époque où le Liban subissait la tutelle syrienne. Les partisans de Samir Geagea affirment qu’il avait alors été piégé puis jeté en prison. En conséquence, ce dernier a passé onze années en prison et n’a été libéré qu’avec le départ des troupes syriennes du Liban – après des manifestations monstres et une pression internationale déclenchée par l’assassinat de l’ancien Premier ministre, Rafic Hariri.
Si M. Geagea est piégé et accusé de sédition comme le prétend le Hezbollah, alors l’armée sera envoyée à Meerab pour procéder à son arrestation; une confrontation entre l’armée et les FL sera alors inévitable et c’est peut-être de cela que le Hezbollah a besoin pour désamorcer la colère populaire qui monte contre lui. Les FL seront alors perçus comme le groupe qui ne veut pas respecter la loi.
Cela pourrait d’ailleurs être un énorme service pour l’allié du Hezbollah, Gebran Bassil, qui a vu sa cote de popularité dégringoler sous le coup d’accusations de corruption, mais aussi à cause de son alliance inconditionnelle avec le Hezbollah. Or, si une confrontation venait à avoir lieu entre Samir Geagea et l’armée, nombreux sont ceux qui y réfléchiront à deux fois avant de dire que «seules les Forces libanaises protègent la partie orientale de Beyrouth». Lorsque le Hezbollah s’est retrouvé sous pression à la suite de l’assassinat de Rafic Hariri et à cause de son alliance avec la Syrie – alliance plus que jamais d’actualité – la confrontation avec Israël lui a permis de faire diversion et d’en sortir renforcé. Il était alors désormais perçu comme le héros qui avait tenu tête à Israël. À présent, l’enquête sur l’explosion du port suit son cours – une enquête que le Hezbollah veut à tout prix suspendre – et un conflit interne serait plus que bienvenu pour le groupe. Car cela donnerait raison à Hassan Nasrallah qui prétend que la plus grande menace pour les chrétiens n’est autre que le parti des FL et son leader.
Nabil Halabi, avocat et militant des droits de l’homme au Liban, écrit dans un tweet que le groupe se servirait de l’incident de Tayouné pour faire pression sur la justice afin qu’elle abandonne l’enquête sur la double explosion du port de Beyrouth. Il est possible que le Hezbollah ne s’engage pas dans cette voie, mais il serait intéressant de voir comment il exploiterait politiquement l’incident de Tayouné et le fait que certains de ses membres y aient perdu la vie. L’armée, ainsi que la communauté internationale, doivent être conscientes de tous ces facteurs et garantir qu’il n’y ait pas de poursuites judiciaires contre les militaires qui faisaient leur travail, ni de confrontation entre les FL et l’armée. Elles devraient également veiller à ce qu’aucune pression ne soit exercée sur le pouvoir judiciaire pour le pousser à mettre fin à l’enquête sur l’explosion du port.
La Dr Dania Koleilat Khatib est une spécialiste des relations américano-arabes, et en particulier du lobbying. Elle est cofondatrice du Centre de recherche pour la coopération et la consolidation de la paix, une ONG libanaise. Elle est également chercheure affiliée à l’Institut Issam Fares pour les politiques publiques et les affaires internationales de l’université américaine de Beyrouth.
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur arabnews.com