STRASBOURG : La formation suprême de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a examiné mercredi les requêtes de deux couples qui réclament à la France le rapatriement de leurs filles, compagnes de jihadistes, et de leurs petits-enfants, détenus par les forces kurdes en Syrie.
Les deux jeunes femmes avaient quitté la France en 2014 et 2015 respectivement, pour rejoindre la Syrie, où elles ont donné naissance à deux enfants pour l'une, et un pour l'autre.
Désormais âgées de 30 et 32 ans, elles sont retenues avec eux, depuis début 2019, dans les camps d'Al-Hol et de Roj, gardés par les forces kurdes, dans le nord-est de la Syrie.
Mais au-delà de leur cas, c'est le sort de centaines de ressortissants européens actuellement détenus en Syrie qui se jouait lors de cette audience de la cour, bras judiciaire du Conseil de l'Europe.
Signe de l'importance et de l'extrême sensibilité de ce dossier, si la France était seule à être poursuivie mercredi, sept autres Etats membres du Conseil (Norvège, Danemark, Royaume-Uni, Pays-Bas, Belgique, Espagne et Suède) ont souhaité intervenir dans la procédure.
Plusieurs de leurs représentants se sont ainsi exprimés à l'audience.
Mais pendant plus de deux heures, les débats ont surtout tourné autour de la responsabilité de l'Etat français à l'égard de ses ressortissants détenus en Syrie, avec une question centrale: doit-il organiser leur rapatriement pour les soustraire à d'éventuels "traitements inhumains et dégradants" proscrits par la Convention européenne des droits de l'Homme ?
A la barre, le directeur juridique du ministère français des Affaires étrangère, François Alabrune, a soutenu que faire peser une telle responsabilité sur la France dans un pays où elle ne dispose plus de représentation diplomatique depuis 2012, "créerait un fardeau excessif" et serait de toute façon "impossible à exécuter".
"La France est le pays européen qui a rapatrié le plus grand nombre d'enfants depuis le nord-est de la Syrie", a-t-il assuré, évoquant des opérations "complexes", conduites "dans un contexte dangereux".
Mais "ce qui est possible un jour peut ne pas l'être le lendemain", a-t-il souligné, rappelant qu'aucun rapatriement n'avait été organisé par Paris "depuis près d'un an".
La volonté du gouvernement français, a-t-il rappelé, est "que les adultes soient jugés au plus près des lieux où ils ont perpétré leurs crimes, en Irak ou en Syrie, par des juridictions locales ou internationales".
Choix «politique»
Avocat des familles, Marie Dosé et Laurent Pettiti, ont affirmé à l'inverse que la France était en mesure de procéder à de nouvelles évacuations. En s'abstenant, ont-ils plaidé, Paris se rend coupable d'une "violation de plusieurs dispositions de la Convention européenne des droits de l'Homme".
Rappelant que la France avait évacué 35 enfants au cours de cinq opérations distinctes dans le passé, Mme Dosé a relevé qu'elle avait alors "exercé sur eux son autorité et son contrôle".
"De la même manière, quand la France décide de ne pas rapatrier les victimes, elles exerce tout autant son autorité et son contrôle sur elles", a-t-elle fait valoir.
Les deux avocats ont également souligné que les autorités kurdes "appellent depuis plus de 2 ans les Etats à rapatrier leurs ressortissants, et précisent qu'elles ne peuvent ni ne veulent les juger".
"La Belgique a rapatrié en juillet dix enfants et six femmes. Pourquoi c'est difficile pour la France et pas pour la Belgique ?", s'est encore étonnée Mme Dosé.
Selon elle, la position de Paris est avant tout "politique".
"En 2019, l'exécutif disait, +nous avonspatri fait le choix de la responsabilité et donc du rapatriement+. Tout était préparé et assumé. C'est un sondage qui l'a fait changer d'avis et qui fait que 200 enfants français sont en train de mourir dans les camps" syriens, a-t-elle ainsi déclaré à l'AFP.
A l'issue des débats, les 17 juges de la Grande chambre de la CEDH, se sont retirés pour délibérer. Leur décision ne sera pas rendue avant plusieurs mois. Mais pour les familles qui espèrent le retour de leurs proches de Syrie, cette audience était déjà une "victoire".
"Etre arrivé là, à la Grande chambre de la CEDH, ça montre l'importance du problème", a déclaré le père d'une des jeunes femmes retenues en Syrie, s'exprimant sous le couvert de l'anonymat. "On nous a mis des bâtons dans les roues, la justice française s'est déclarée incompétente, donc c'était important de dire que la solution n'est pas de les laisser là-bas", a-t-il souligné.