BRUXELLES: La crise des sous-marins entre la France et les Etats-Unis menace la tenue la semaine prochaine d'un nouveau conseil américano-européen sur les technologies et le commerce, a-t-on appris mardi de sources européennes.
"Une date avait été prévue la semaine prochaine pour la première réunion du Conseil commun du commerce et de la technologie (EU-US Trade and Technology Council, TTC). Nous analysons l'impact de (l'accord militaire entre Washington, Londres et Canberra) AUKUS sur cette date", a déclaré à l'AFP le porte-parole de la Commission européenne, Eric Mamer.
Les Etats-Unis tablent toujours sur la tenue de cette réunion, a dit en revanche une responsable américaine à des journalistes en marge de l'Assemblée générale de l'ONU à New York.
La secrétaire américaine au Commerce Gina Raimondo, a de son côté, à l'issue d'une rencontre mardi avec le commissaire européen au marché intérieur, Thierry Breton, souligné le "désir (des Etats-Unis) d'un engagement et d'une consultation étroits sur (leur) large éventail d'intérêts partagés, notamment par le biais du Conseil du commerce et de la technologie États-Unis-UE (TTC)".
Elle a également, dans ce communiqué, "réaffirmé l'importance que l'administration Biden accorde (au) partenariat avec l'UE". Les deux responsables, lors de leur entretien à Washington, "ont discuté de l'élargissement et de l'approfondissement de (leur) relation économique - la plus importante du monde - et de la collaboration pour garantir que (leurs) politiques profitent (aux) citoyens et (aux) industries des deux côtés de l'Atlantique".
Sous-marins: les trois mois qui ont emporté le contrat du siècle des Français
"Trahison", "coup dans le dos", "duplicité", les Français n'ont pas de mots assez durs pour qualifier le comportement des Australiens, Britanniques et Américains dans l'affaire des sous-marins, affirmant avoir été maintenus dans le brouillard pendant qu'ils négociaient entre eux.
Voici un récit de la perception ou peut-être de l'aveuglement français, reconstitué auprès de plusieurs sources, entre le 15 juin, date de la visite du Premier ministre australien à Paris, et le 15 septembre, date de l'annonce de l'annulation du "contrat du siècle".
15 juin, la rencontre Macron-Morrison
Emmanuel Macron fait quelques pas dans la Cour de l'Elysée pour aller à la rencontre du Premier ministre australien Scott Morrison. La fin d'après-midi est quasi-estivale. Accolade, quelques mots complices derrière les masques, puis les deux hommes s'installent face aux caméras pour une petite déclaration avant une réunion de travail puis un dîner.
"Nous avons poursuivi également la mise en oeuvre du programme de 12 futurs sous-marins qui représentent un pilier de notre partenariat et de la relation de confiance entre nos deux pays", déclare Emmanuel Macron. Scott Morrison, lui, ne parle pas des sous-marins.
Au cours de la rencontre, "Morrison ne lui a rien dit qui laissait présager cela et ils sont convenus de poursuivre le travail", assure aujourd'hui l'entourage du président. Bien sûr, les deux hommes abordent le dossier. Le Premier ministre évoque ses "préoccupations" pour le programme qui souffre d'un dépassement du budget, de retards qui s'accumulent, mais rien qui laisse deviner aux Français ce qui se trame.
Pour une autre source proche du dossier, "la visite de Morrison à Paris ne se passe pas bien", mais les éventuelles inquiétudes françaises seront balayées par la suite par des commentaires rassurants des Australiens, d'échelons de responsabilité inférieure.
Pourtant, pour les Français, le projet australien a été abordé en marge du sommet du G7 en Cornouailles, du 11 au 13 juin, selon plusieurs sources proche du dossier.
L'une d'elles dit que l'affaire a déjà été "crantée" par Scott Morrison et Boris Johnson à cette occasion.
Parmi les signaux faibles éclairants a posteriori, le numéro deux du ministère de la Défense australien, Greg Moriarty, évoque début juin les difficultés du programme français. Le 9 juin, la ministre française des Armées Florence Parly contacte sur ce point son homologue Peter Dutton qui se montre "extrêmement rassurant", selon le ministère des Armées.
A l'Elysée, ce soir du 15 juin, Emmanuel Macron décide de répondre par écrit aux préoccupations de Scott Morrison.
L'été en pente douceTout au long de l'été, l'affaire s'achemine vers son dénouement malgré les efforts français.
Le 24 juin, Florence Parly parle avec Peter Dutton. Il "évoque une préoccupation liée à la montée en puissance de la Chine. Il y a une inquiétude sur l'adéquation des capacités australiennes. Nous tombons d'accord pour que nos experts en parlent plus précisément", affirme son ministère.
Le 25 juin, le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian s'entretient avec son homologue américain Antony Blinken. Le sujet du partenariat franco-australien est évoqué, sans susciter de réaction des Etats-Unis.
En parallèle, la réponse de Morrison au courrier de Macron "a été purement dilatoire", selon l'entourage présidentiel.
"Tout au long de l'été, des échanges ont lieu à tous les niveaux pour clarifier les préoccupations australiennes et envisager les réponses communes que nous pourrions leur apporter", selon le ministère des Armées.
Au cours du mois de juillet, l'ambassadeur de France à Washington fait la tournée d'interlocuteurs américains sur le sujet, industriels, Maison-Blanche, agences gouvernementales, mais là encore: rien au sonar.
30 août, le 2+2
Les ministres français et australiens des Affaires étrangères et des Armées tiennent une visioconférence. "L'importance du programme est rappelé dans les échanges", selon le ministère des Armées.
Le point 21 du communiqué commun publié à l'issue précise même que "les ministres ont souligné l'importance du programme des futurs sous-marins".
Fin août, début septembre, l'amiral français Morio de l'Isle, désigné monsieur bons offices, est envoyé en Australie mais les hôtes "tardent à le recevoir", selon l'entourage de Macron.
Le 10 septembre, l'ambassade de France à Canberra souligne que les ministres australiens sont en route pour Washington. Les Français peinent à joindre leurs interlocuteurs.
15 septembre, la chute
"Le jour même de l'annonce australienne, nous recevons la notification de la fin de la revue fonctionnelle du programme qui était en cours et qui conclut que l'Australie est satisfaite des performances atteignables par le sous-marin et par le déroulement du programme", relève le ministère des Armées.
"Cela signifie que les conditions sont réunies pour valider le lancement de la prochaine phase contractuelle, dont la négociation a été finalisée au cours du mois d'août".
Pourtant, la presse australienne commence à éventer l'affaire.
A Washington, l'ambassadeur français se rend à la Maison Blanche. Il y apprend que les Américains vont faire l'annonce publique du partenariat stratégique tripartite, mais que les Australiens étaient supposés informer Paris de l'annulation du contrat les liant.
Selon l'Elysée, "Morrison a cherché à joindre le président, alors que la rumeur était déjà dans la presse". Emmanuel Macron "lui a fait savoir ne pas vouloir être surpris. Morrison ne lui a pas répondu et lui a envoyé une lettre annonçant la rupture, quelques heures seulement" avant l'officialisation par Joe Biden, Boris Johnson et Scott Morrison.
Pittsburgh
Cette première réunion du TTC était prévue le 29 septembre à Pittsburgh, aux Etats-Unis. La création du TTC avait été annoncée en juin lors de la visite du président américain Joe Biden à Bruxelles. Réclamée par les Européens, cette nouvelle instance incarnait un rapprochement transatlantique après des années de tension sous la présidence de Donald Trump.
Elle vise à coopérer pour des régulations respectueuses des droits humains, notamment dans la tech, pour contrer l'influence de la Chine souvent considérée comme une menace pour les normes éthiques occidentales (surveillance, confidentialité des données...).
Selon un diplomate européen, les Français ont émis l'idée de reporter la réunion de Pittsburgh pour protester contre le pacte de sécurité dans la région indo-pacifique conclu entre les Etats-Unis, l'Australie et le Royaume-Uni qui a entraîné la rupture d'un important contrat de sous-marins militaires passé par la France avec l'Australie.
Selon cette source, l'idée suscite cependant l'hostilité des pays baltes, traditionnellement alignés sur Washington, mais aussi de l'Allemagne.
"Il revient à la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, de décider", a souligné un autre diplomate européen.
Interrogé par l'AFP, l'entourage du ministre délégué français au Commerce extérieur Franck Riester, qui avait prévu de se rendre à Pittsburgh comme observateur, a indiqué qu'aucune décision n'avait encore été prise.
Ce nouveau conseil "est une manière d'arrimer plus étroitement la relations USA-UE dans l'Asie-Pacifique, et de parler de certaines des inquiétudes commerciales que nous avons tous sur la manière dont la Chine gère ses affaires", a plaidé la responsable américaine à New York, sous couvert de l'anonymat.
"Donc je dirais que pour les pays de l'UE qui veulent être plus impliqués dans notre stratégie pour l'Asie-Pacifique, tenir le TTC est essentiel", a-t-elle ajouté.