PARIS: Nissim-Samuel Kakon est né à Essaouira, au Maroc. Il quitte ce pays en 1956 mais retourne y vivre en 2009, appelé par le désir effréné de renouer avec ses racines. Ses incessants allers et retours en France l’ont conforté dans son souhait de s’établir dans le royaume chérifien et l’ont décidé à quitter la France pour retrouver son pays natal. Il signe un récit intimiste et ponctué d’humour, Itinéraire d’un Juif franco-marocain (éditions Auteurs du monde).
Quel est le point de départ de votre récit autobiographique Itinéraire d’un Juif franco-marocain?
Ce récit autobiographique incarne un âge que l’on atteint, celui auquel nous sommes finalement obligés d’accepter un certain nombre d’évidences, car le temps ne nous est plus donné, mais compté. Alors, faute de temps, on sait que l’on n’a plus aucune possibilité pour changer un grand nombre de choses et que, à moins d’être malhonnête avec soi-même, il est impossible de travailler sur le passé en vue de le modifier. Il y a également cette nécessité de faire un bilan et de laisser une trace. Alors, on se met à écrire pour se libérer de la vérité qui vous comprime.
Enfant, votre famille quitte le Maroc pour l’Alsace, en France, un pays qui accueille des immigrés italiens, algériens ou polonais…
Effectivement, après la Seconde Guerre mondiale, qui a provoqué une saignée dans sa population, en particulier chez les jeunes hommes, la France a accueilli ce type d’immigrés. Une majorité d’Italiens qui avaient fui le fascisme, des Algériens qui avaient été importés pour des travaux pénibles ou pour combattre les Allemands, des Polonais venus de Silésie pour travailler comme mineurs, essentiellement dans le nord de la France.
J’ai occupé le dernier banc de la classe avec eux à l’école de Jules Ferry. C’était la place qui nous était dévolue. Celui qui avait la plus mauvaise réputation était l’Italien, «le macaroni» qui, déjà à l’époque, était venu pour prendre le travail des Français. L’Algérien était bien vu ou suscitait, au pire, de l’indifférence; le Noir faisait l’objet de raillerie permanentes. Les Polonais ont été immédiatement acceptés, mais je ne les ai pas côtoyés à l’école.
Concernant le Juif, au Maroc, pays arabe, nous ne savions pas ce que le mot «antisémitisme» voulait dire, ni même ce que la haine de l’autre signifiait. Nous l’avons appris en France. Merveilleuse empathie et antisémitisme virulent: pour être honnêtes, nous avons connu les deux de la part des Français auxquels nous avons été confrontés. À cet égard, la France est un pays fracturé en deux parties parfaitement distinctes. Je dois préciser que l’immigré d’alors n’a rien à voir avec celui d’aujourd’hui et que la France d’alors n’a rien à voir avec l’actuelle. Il lui reste peu d’héritiers aujourd’hui. C’était un pays puissant, qui assumait l’arbitraire, respecté dans toutes ses dimensions. Un cimetière d’empire politique, pourrait-on dire aujourd’hui, après son mariage avec l’Europe.
Vous êtes sensible au racisme ambiant. Vous saluez le courage et l’humour d’un camarade noir qui essuie avec flegme les pires insultes dont il est constamment l’objet.
L’antisémitisme et le racisme, y compris vis-à-vis des Italiens, est alors virulent. Ils s’en sont débarrassés en travaillant de manière acharnée. Les Juifs et les Noirs en ont guéri grâce à l’humour, qui est un facteur d’évolution puissant. Noirs et Juifs s’entendaient bien car ce sont deux peuples qui, sans conteste, ont beaucoup souffert. Pour les Algériens, je n’ai pas de ressenti; les Polonais sont restés eux-mêmes en devenant français dès leurs premier pas dans l’Hexagone.
Le déterminisme social a-t-il forgé votre trajectoire?
Le déterminisme social est une composante cardinale de nos trajectoires respectives. L’appartenance à un groupe identifié façonne de manière heureuse ou malheureuse nos trajectoires sociales, que nous le voulions ou non. C’est une utopie française que de vouloir ignorer cela en invoquant l’égalité à tout prix. C’est, par nature, inatteignable, car nous sommes si peu égaux, sous tellement d’aspects. Par définition, une minorité doit produire davantage d’efforts, en fonction des frustrations et des souffrances qu’elle a subies. Cela peut constituer une force créatrice, ou détruire, au contraire, si cette minorité n’est pas intellectuellement ou sociologiquement préparée à cela.
Parlez-nous de votre retour au Maroc. Quel a été l’élément déclencheur?
Ce fut un processus long pour l’immigré que je fus. Il y a d’abord eu une adhésion quasi admirative pour le pays qui nous a reçus. Cette admiration s’est effritée au fil des ans, rongée par le conservatisme français ambiant. Il ne reste finalement que de la gratitude pour un système qui a magnifiquement éduqué mes enfants et soigné mes parents – mais qui a totalement rebuté l’entrepreneur que je suis. Le Maroc est aujourd’hui un pays émergent et mon savoir, qui n’était plus utile à la France, trouve ici un formidable refuge pour s’exprimer totalement. Je remercie tous les jours mes parents de m’avoir fait naître dans ce merveilleux pays qu’est le Maroc. «Les civilisations naissent dans la guerre et meurent dans la musique.» Tandis que l’Occident est essentiellement dans la musique, le Maroc possède cette position d’éveil magnifique, entre guerre et musique. Il sait bien faire les deux.
Comment se nourrissent vos identités, française et marocaine?
Je dois avouer que l’identité française perd du terrain tous les jours et qu’il ne m’en reste que la merveilleuse culture française, qui est malheureusement abandonnée par les Français. Dans un passé récent, cette culture n’a-t-elle pas été magnifiée et célébrée, enrichie par les immigrés d’alors? Une fois ces derniers partis, le renouvellement n’est pas au rendez-vous. C’est la mort lente, imperceptible. Ma culture marocaine, en revanche, est totalement compatible avec ma spiritualité juive, qui trouve au Maroc un véritable terrain pour s’épanouir. Cela pourrait sembler contradictoire, puisqu’il s’agit d’un pays arabe. Pourtant, c’est la réalité. Les Juifs sont largement plus heureux et davantage protégés au Maroc qu’en France, «pays des droits de l’homme» oublieux de ses devoirs. Je ne doute pas que, dans un proche avenir, je ne serai plus que marocain et qu’il ne me restera qu’un titre de transport français. Je conçois que ce soit difficile à admettre, mais c’est la réalité. À tous mes amis français, je dis tout de même mon affection et toute mon admiration quand ils ont su rester les récipiendaires de tout ce que leur passé glorieux leur a légué de merveilleux.
Que vous inspire le rapprochement Maroc-Israël?
Ce rapprochement signifie que le Maroc a choisi non pas Israël, mais le bloc dont Israël fait partie intégrante. Le Maroc a donc intelligemment choisi le progrès sans renoncer à sa spiritualité ni à ses valeurs, ce qui est essentiel.
Le Maroc ne sera jamais un pays occidental au sens où l’on considère la trajectoire que suscite le progrès. Sa spiritualité le protège, mais elle ne doit pas le menacer. Israël et le Maroc, il me semble, sont deux pays identiques parce qu’ils ont tous deux une partie de leur territoire qui leur est contestée et parce qu’ils possèdent une minorité juive fortement imprégnée de culture judéo-marocaine. Israël a beaucoup à apporter au Maroc pour lui permettre de mettre un pied à l’étrier du futur; le Maroc a une profondeur géographique importante à apporter à Israël, qui a vu la sienne disparaître après que ses rapports avec la Turquie se sont considérablement détériorés.